La porte s’ouvrit dans un gémissement épais, presque organique. Le battant grinça comme une mâchoire forcée à céder. L’air qui s’en échappa n’avait rien d’humain : un souffle froid, chargé d’humidité et d’une odeur de métal rouillé, traversa la pièce comme une plainte. Wismerhill ne bougea pas. Son regard royal scrutait le vide avec cette fixité propre aux prédateurs – ou aux prophètes. Dans ce monde, la lumière semblait ne jamais éclairer ; elle se contentait de révéler ce qui n’aurait jamais dû exister.
Le couloir s’étirait devant lui comme un intestin de pierre. Les tapisseries pendaient, moites, gonflées de suintements anciens. À chaque pas, le sol craquait sous ses bottes, et le bois rendait un son d’os humide. Les murs vibraient. L’Empereur sentit l’écho d’un battement – lent, cyclique, lointain. Le manoir avait un cœur. Et ce cœur battait à présent au même rythme que le sien. Derrière lui marchant Oswald Mundus, le prisonnier de ce cauchemar, le père de ce Purgatoire. Wis’ avait l’intuition qu’il évoluait désormais dans les souvenirs tordus et corrompus de son compagnon, et se remémora l’histoire tragique de l’explosion à Lumen ... il était en train d’empiéter dans l’esprit d’un homme fou, ou qui avait perdu la raison.
Il avança, Hellvekin dans son dos, la main sur la garde. Le métal du pommeau était froid, et ce froid-là ne venait pas du fer. Il était plus profond : un froid d’esprit. L’arme ne servait pas qu’à frapper ; elle écoutait.
Et ce qu’elle entendait ici la mettait en garde.
Chaque porte qu’il dépassait exhalait une atmosphère différente : — derrière l’une, une odeur de lait caillé et de cuivre. Derrière une autre, le tintement d’un mobile d’enfant, rythmé sur un souffle qui n’était pas du vent. Plus loin, un murmure, articulé comme une prière mais tissé de syllabes impossibles à reproduire sans arracher sa langue.
Wismerhill s’arrêta.
Le corridor s’était élargi, ouvrant sur un hall qu’il reconnut vaguement. Trop grand, trop riche, trop vide. Des valises ouvertes jonchaient le sol, comme si des voyageurs avaient disparu entre deux respirations.
Une mappemonde trônait au centre. Son axe tournait seul, très lentement, grinçant comme un rouage fatigué. Le globe indiquait un lieu qu’il connaissait : Zerrikania. Il la fixa un long moment, une ombre passant dans ses prunelles. Zerrikania, la terre de l’Orbe. Zerrikania, où les dieux se souvenaient encore.
Le battement se fit plus fort. Et la peinture, accrochée juste au-dessus de l’escalier, attira son regard.
Une femme au sourire trop large. Un couteau. Un enfant mort. Et, sous le pinceau, l’éclat malsain du plaisir figé. Mais Wismerhill ne vit pas la scène. Pas vraiment. Ce qu’il vit, c’était le geste du peintre. Un esprit prisonnier de sa propre horreur, obligé de peindre ce qu’il refoulait. Et l’ombre derrière lui, cette présence toujours la même : Thorn. Celui qui tisse la faute dans le cœur des rois.
L’Empereur passa la main sur la rampe de bois. Sous ses doigts, le vernis se désagrégea, révélant une matière tiède. Du sang. L’illusion s’effaçait.
“ Tu te caches encore ici, n’est-ce pas ? ” murmura-t-il.
Sa voix ne résonna pas. Elle se réfléchit. Comme si le manoir lui-même la lui renvoyait, déformée, grave, caverneuse. Une réplique d’ombre.
Un grondement. Puis des pas. Lents. Rréguliers. Trop légers pour un homme, trop lourds pour un enfant.
L’Empereur s’immobilisa. Son regard d’aigle se fixa sur la pénombre d’où la chose s’approchait. Un petit corps, vêtu d’une chemise blanche maculée, traînant un jouet à roulettes dont les clochettes tintaient par à-coups. Une tête penchée. Et cette odeur… celle des berceaux froids, des tombes trop petites.
Le souffle du monde sembla s’arrêter.
Wismerhill abaissa Hellvekin, lentement, sans faiblesse.
Il savait ce que c’était : pas un fantôme, pas un démon.
Un résidu.
Ceux qui meurent sans repos laissent derrière eux des formes, des échos façonnés par les souvenirs des vivants. Et si Mandus avait engendré cela, alors le mal ne venait pas du monde. Il venait de lui.
" Ce lieu est un confessionnal, pas une prison. "
Sa voix roula comme un tonnerre lointain.
" Les murs n’enferment que la vérité. "
L’enfant leva la tête. Deux trous noirs là où auraient dû briller des yeux. Et de ces abysses jaillit un murmure que nul ne pouvait entendre sans y perdre un fragment de soi. Wismerhill sentit sa propre mémoire se troubler. Des visages. Des flammes. Des rires. Un trône. Une femme au regard d’orage. Un nom murmuré à travers le temps.
Pantin…
Le mot résonna dans sa tête, vibrant comme un clou sous un marteau.
Il serra les dents. Le froid se mua en colère. Pas la colère du fer. Celle du souvenir.
Il fit un pas. Et le monde recula.
Les murs se couvrirent de fissures, les lampes explosèrent, projetant des gerbes d’étincelles bleutées. L’air se distordit, laissant entrevoir, derrière le voile de la réalité, l’autre monde : un entrelacs de veines rouges et de structures d’os poli. Le manoir avait un visage, et ce visage était celui de la faute.
Wismerhill, debout au centre de la pièce, parut immense, spectral, presque divin.
Ses cheveux noirs se soulevaient sous une brise inexistante. Il posa un genou au sol, non par faiblesse, mais pour écouter la vibration du lieu.
Il y avait là une conscience. Quelque chose de vieux. Quelque chose qui observait.
“Oswald ... j’ai l’intuition que cet orbe que tu as ramené avec toi, est encore ici. Quelque chose de sombre et puissant nous appelle, et plus nous nous attardons à le retrouver, plus nous risquons d’être dévorés par notre passé venu nous hanter.”
Hellvekin vibra. Un son clair, métallique, presque pur, fendit le silence.
La brume se mit à couler des murs, épaisse et vivante, englobant l’enfant, les tableaux, les valises. Tout fut avalé.Ne restait plus qu’eux. L’Empereur et l’industriel. Seuls au cœur du labyrinthe.
Ses yeux se levèrent vers le plafond, où des silhouettes invisibles bougeaient dans la brume rougeâtre. Et il murmura, d’une voix presque tendre :
“Maturin, tu as décidé de m’accorder une seconde chance. Alors aide-moi. Guide-moi à travers ce dédale.”