The Multiversity

La Charteresse n'avait pas été construite pour sa discrétion. Son énorme et sombre silhouette avait beau se fondre dans le large paysage troglodytique de l'Outreterre, elle n'en demeurait pas moins bruyante de par ses rouages complexes perpétuellement sollicités et ses chenilles qui malmenaient la pierre. L'équipage s'orientait principalement à l'aide du Résonnant. Les "yeux" d'Ökale - une des nombreuses esclaves de ce "charmant" vaisseau - retranscrivaient, à partir d'un cristal magique, une carte en relief de la zone. Vortek, le premier Drow de la bande, avait les yeux rivés dessus et conseillait assidument son capitaine, Eviscéran, le puissant Orc noir, sur l'itinéraire idoine. Véfa, seconde Drow de l'équipe, elle aussi apte à s'installer au poste du Résonnant, se tenait non loin du dispositif et de son occupante actuelle ; elle était prête à en prendre les rênes si jamais cela s'avérait nécessaire. Dwëna, mère de la forteresse mobile, se contentait de réguler l'éclairage intérieur de la machine. Ses golems, préprogrammés, l'imitaient en compagnie de Shabel Sealgïr, ancienne capitaine mercenaire aujourd'hui soumise aux caprices du champion Orc. Le reste de son temps, la jeune femme soutenait la golémancienne dans ses travaux - une activité reposante en comparaison de celles inhérentes à son statut d'esclave auprès du capitaine. Odogara et Daya Trifid avaient pris place sur les Reposants. Des sièges qui, par procédé magique, pompaient une partie de leur énergie afin de la transmettre aux mécanismes du Rampant des Terres Noires. La seconde du trio s'efforçait de paraître à l'aise à côté de la première, qui elle-même faisait mine de ne pas sentir sa peur et sa méfiance. Eviscéran avait fait exprès de les installer côte à côte, histoire que la Venimeuse ne puisse pas fuir éternellement la plus récente - et dangereuse! - championne de son équipage. Il s'amusait aussi de la voir ainsi, incapable de se réfugier dans les ombres du vaisseau et de savourer sa solitude. Ilge Val'jardnesk bénéficiait quant à elle d'un modeste privilège : elle s'entraînait, seule, à l'écart, au beau milieu de l'arène prévue à cet effet. Sachant que l'énergie qu'elle déployait là-bas aidait également la Charteresse à se mouvoir jusqu'à destination.
La voix de Vortek rompit le silence qui régnait dans la salle des commandes :

- Menzoberranzan se trouve droit devant nous. Je vous suggère de ralentir la cadence ; l'engin étant nouveau aux yeux du quidam, il ne serait pas judicieux de le faire entrer si tôt dans la cité.

- Effectivement, répondit Éviscéran de sa voix naturellement grave. D'autant plus que nous ne sommes pas venus pour y chercher querelle...

- Pas cette fois, non.

Confortablement installé sur son siège, le champion noir sourit d'un air sinistre. Il tenait à préserver les apparences à proximité des Cités-États. Devenir ennemi public numéro un n'arrangerait point ses affaires.
Dwëna, qui avait bien sûr entendu cet échange malgré sa besogne actuelle, lâcha par-dessus son épaule :

- Tirez le levier. Le fils prodigue ralentira tout seul !

- Je suis au courant, grommela le capitaine en lui décochant un coup d'œil fort peu amène.

Parfois, il avait vaguement l'impression que l'humaine sous-estimait grandement son intelligence. Cette dernière avait conscience de son propre génie mais rarement de celui des autres. Pas grave ! Il se ferait un plaisir de lui rappeler sa place dans la chaîne de commandement le soir venu. Le capitaine avait confiance en sa maîtrise de soi ; la tête de cette ravissante créature fonctionnerait toujours aussi bien même après qu'il eût abusé de sa silhouette délicate, plus proche de celle d'une princesse plutôt que de celle d'une mécanicienne de génie.
Il tira le levier ; la monstrueuse structure d'acier commençait déjà à perdre de la vitesse.
Nérénie Anthelme, qui se tenait debout et silencieuse à côté du colosse noir, vacilla. L'Orc la rattrapa en refermant ses doigts puissants sur le bracelet-traceur qu'elle portait. Il en profita pour la faire basculer sur ses genoux. Le contact de son derrière rebondi contre son entrejambe de taureau eut un effet immédiat sur ce dernier.

- Ne t'impatiente pas, lui glissa-t-il à l'oreille. Nous remettrons cela très bientôt, ma jolie.

La noble déchue eut un mouvement d'humeur. Elle dissimula tant bien que mal sa grimace avant d'essayer de se relever. Sans succès : un bras musculeux de l'Orc lui cerclait la taille. Une façon de lui rappeler qu'elle était sienne, et que ce n'était pas près de changer !
Sa Poupée d'Or... son plus beau trophée obtenu à ce jour.
Offrande de l'infâme Vortek à l'époque où ils étaient ennemis. Un présent de choix pour apaiser les tensions. Le Drow était salement intelligent, et ça Eviscéran le reconnaissait très volontiers ; à chaque fois qu'il profitait de son cadeau, les efforts fournis pour son acquisition lui revenaient en mémoire. A ses yeux, cela n'en rendait leurs ébats que plus jouissifs.
L'ancien champion sourit de plus belle. Ce qui, paradoxalement, n'arrangeait rien à la "beauté" de son portrait balafré.

La venue de la Charteresse à proximité de Menzoberranzan, la plus grande ville de l’Outreterre (point de vue des Drows), n’échappa évidemment nullement à ces derniers. Cité massive et prospère, Menzoberranzan était installée au sommet d’une immense « caverne-monde », une caverne si vaste qu’on en voyait pas le sol, et que son plafond se confondait avec la nuit. Menzoberranzan apparaissait de loin comme une immense ville établie sur des monts escarpés, une ville aussi verticale qu’horizontale, avec une succession de longues tours pointues, de maisons qui s’étiraient de façon anachronique, le tout s’articulant autour d’une gigantesque tour centrale, abritant le clergé de Lloth, près de Narbondel, l’immense tour rocheuse qui se trouvait au centre de Menzoberranzan. Cette gigantesque tour rocailleuse servait à indiquer l’écoulement du temps, grâce à des flèches enflammées qui illuminaient cette grande tour.

Streeaka avait été informée par ses espions de la venue de cette troupe. On les appelait « Barbarium », une troupe hétéroclite menée par Eivscéran Kroch’mar, un ancien gladiateur renégat. Streeaka s’intéressait à ce petit groupe. Elle ne savait pas trop ce qu’ils venaient faire à Menzoberranzan, mais elle subodorait qu’il s’agissait sûrement de conclure de nouveaux contrats. La Matriarche comptait donc voir ce qu’elle pouvait faire avec eux, et s’ils pouvaient lui être utiles. Elle disposait certes de ressources importantes, mais il était parfois bon de bénéficier de ressources plus discrètes, des ressources non susceptibles de remonter jusqu’à elle. La Charteresse était une forteresse redoutable, mais elle n’était pas taillée pour assiéger une ville aussi grande que Menzoberranzan. Streeaka,  quand elle apprit que la forteresse venait d’arriver, décida donc d’aller la voir… En personne.

« Vous plaisantez, Maîtresse ? »

La surprise venait de l’une de ses conseillères et amantes, Elinora Z’Ress, également l’une de ses filles.

« Bien sûr que non. Je pense que cela les mettra dans de bonnes dispositions.
-  Mère… Ils ne sont pas dignes de confiance ! »

Streeaka et Elinora discutaient depuis le sommet de l’une des tours de son grand Palais, aménagé en balcon. Elles avaient fait l’amour ici avant l’arrivée de l’énorme engin. Streeaka devait admettre qu’il était plutôt laid. Conception naine, sans doute, les nains étaient doués pour faire des engins solides, mais n’avaient pas le sens de l’élégance propre aux elfes.

« Je sais ce que je fais, ma chérie, je ne suis pas encore totalement sénile… Du moins, sauf si tu les as déjà payés pour qu’ils m’exécutent ?
-  Mère ! Jamais je ne… »

Streeaka lui sourit, puis lui fit signe de se taire. Quand elle avait une idée derrière la tête, impossible de la faire changer d’avis ! Streeaka se rhabilla donc, puis utilisa l’un des nombreux couloirs secrets situés sous le palais, et qui lui permettait de rejoindre l’extérieur. Elle enfila un manteau avec une capuche sur sa tête, puis fila à travers le couloir. Le tunnel secret, creusé dans la roche, remontait hors de la ville. Elle ouvrit la porte, et s’aventura dans une cave discrète située à l’extérieur de Menzoberranzan, dans une cavité qui ne se déverrouillait que de l’intérieur, grâce à un levier qui ouvrit une trappe sur le plafond. Elle put ainsi rejoindre l’extérieur du tunnel. Streeaka n’était pas totalement folle, alors, tandis qu’elle avait emprunté le couloir, elle avait demandé à Elinora d’amener près de ce point plusieurs cavaliers afin de l’escorter jusqu’à la Charteresse. Streeaka ignorait totalement ce qui l’attendait en se rapprochant, mais il fallait parfois savoir prendre des risques… Comme en ce moment !

- Nous avons un signal, remarqua Vortek, son regard inquiétant braqué sur la carte en relief. Plusieurs même.

- Nous approchons d'une grande ville, lui rappela son capitaine. Quoi de plus normal ?

Le Nécromancien roula des yeux au plafond.

- Certes. Mais là, il est question d'un petit détachement qui s'éloigne de Menzoberranzan et qui semble se mouvoir dans notre direction.

A cette nouvelle, Eviscéran arqua un sourcil.

- "Qui semble" ? Je ne veux pas de méprise, Vortek. Pas de méprise dommageable, j'entends.

- En ce cas, pour en être sûr, prenez le temps d'évaluer correctement le signal, leur suggéra Dwëna en s'approchant de l'hologramme magique.

Le Brise-Monts renifla de mépris.

- J'ose croire que tu as bien calibré le Résonnant ?

La Golémaniaque ignora sa remarque et, les poings sur les hanches, se tourna vers Véfa. La Drow Ritualiste qui, tout comme Ökale, savait faire usage de cette fonction du vaisseau.

- Comment se porte notre brillante amie ?

- Aucune réaction anormale jusqu'à présent, répondit posément la sensorielle. Elle est parfaitement opérationnelle.

- Merci, l'interprète, lâcha Ökale avec sarcasme. Et n'en profite pas pour me caresser les tiffs ! Tu es bien placée pour savoir que je ressens tout ce qui se passe autour et à proximité de moi.

- Je voulais tester ta réaction, gloussa la Drow. Malgré les apparences, tu sais prendre soin de tes cheveux~

- Comment ça, "malgré les apparences" ?

- On dirait une mère et sa fille, pouffa Dwëna, une main devant la ligne arrondie de ses lèvres.

- Ou le début d'une plus grande histoire d'amour, glissa Shabel, son assistante. Heureusement qu'Ilge n'est pas là pour y assister. La connaissant, elle en aurait été jalouse.

- Ne prenez pas vos rêves pour des réalités, ronchonna la Caverneuse.

- Fi de ces bêtises ! intervint Eviscéran. Vous batifolerez plus tard en privé si ça vous chante - cela fera du carburant en plus pour mon Rampant.

- Dont je suis la génialissime conceptrice, fit l'héritière du savoir des nains en levant haut la main.

- Et moi, j'en suis le foutu capitaine. Sans oublier que tu m'appartiens toi aussi, petite peste ! Alors retourne à ton poste si tu ne veux pas prendre place sur mon autre genou, juste à côté de ton ancienne et délicieuse employeuse.

Sur la tête de laquelle il déposa une énorme et lourde main. Sachant ce qu'elle risquait de subir en la chassant, Nérénie croisa les bras sur son opulente poitrine en prenant sur elle. Dwëna croisa rapidement son regard. La noble déchue eut le temps d'y percevoir de la compassion.

- Sans façon, finit par dire le petit génie en faisant volteface et en secouant une main. Je ne voudrais pas lui voler la vedette !

Tu parles d'une vedette, pensa Nérénie qui avait appris à garder sa langue depuis le temps.
En l'attente de quelque chose, Eviscéran tourna ses yeux sombres sur l'ancienne capitaine mercenaire, la "Vierge" de Bronze.

- Comme il est amusant de ne plus t'entendre nous interrompre en t'écriant : "il faudra me passer sur le corps !" (Son sourire se fit ironique.) Tu auras mis un temps à apprendre de tes erreurs.

- Rira bien qui rira le dernier, marmonna l'intéressée, un peu trop bas pour qu'il puisse l'entendre.

- Qu'y a-t-il ? Les mots ont du mal à sortir de ta gorge éprouvée ?

- J'ai dit que vous devriez recentrer votre attention sur le signal au lieu de perdre votre "précieux" temps en conjectures inutiles.

- Oh, c'est ainsi que tu vois les choses ? (Il marqua un temps de pause.) Nous les approfondirons plus tard, ces "conjectures inutiles" comme tu les appelles, lui garantit son maître avant de regarder Vortek. Alors, ce signal ?

- Le détachement ne s'est pas éparpillé et à continuer d'avancer. Il ne fait plus aucun doute que nous en sommes les cibles. Je tiens d'ailleurs à préciser que plusieurs de nos clients sont montés.

L'ancien champion administra une petite tape sur les fesses de Nérénie ; elle se leva illico et lui fit de même, plus calmement, plus... souverainement.

- Faites descendre le pont-levis. Je m'en vais les accueillir.

- Seul ? s'enquit Vortek. Je vous suggère très fortement de ne pas sous-estimer mes congénères.

- Tu restes à bord, lui intima son capitaine avant d'adresser un geste du menton à Véfa. Ilge et la Sondeuse me tiendront compagnie.

- Il ne serait pas très judicieux de leur exposer votre charmant trophée, lui fit remarquer le Nécromancien en jetant un coup d'œil à Nérénie.

Cette fois-ci, la noble déchue ne sut s'interdire de lui décocher un regard mauvais.

- C'est pourquoi je te donne la charge de veiller à ce qu'elle reste sage.

En dépassant le Reposant sur lequel Daya Trifide trônait, il lui déposa une main lourde d'autorité sur l'épaule.

- Prépare tes lames. Tu nous observeras depuis les ombres en veillant à ne pas être vue.

L'assassine aux yeux vairons hocha la tête. Son expression restait neutre mais elle n'était que trop heureuse de pouvoir s'éloigner de son entourage. Et notamment d'Odogara qui ne bougeait pas d'un cil, telle une chienne à l'affût. La Caustique disparut donc sans un bruit.
Avant de partir avec les précédentes nommées, Eviscéran déclara à son fieffé acolyte :

- Si les choses tournent mal, lâche la bête sanglante dans la mêlée.

Ça passe ou ça casse, songeait-il.
Vortek n'en fut pas rassuré. Ni lui ni les autres, d'ailleurs.


Il ne leur fallut pas longtemps pour descendre le pont - dans un bruit inquiétant - et se retrouver dehors, en comité réduit. Le capitaine se tenait au milieu de la ligne, Véfa sur sa gauche et Ilge à l'opposé. Comme d'habitude, la pyrobarbare au teint hâlé n'avait pas l'air jouasse. Elle faisait un très bon garde du corps. A vrai dire, la simple vue de cette lourde matraque qu'elle se trimballait la rendait particulièrement intimidante. Suite à son récent entrainement en solo, ses muscles étaient encore chauds et congestionnés, renforçant cette sombre impression de puissance qui se dégageait d'elle.

- C'est quoi, le plan ? Vous avez anticipé une rixe ?

- Nous le saurons après avoir parlementé avec les intéressés, résuma calmement la Ritualiste.

- Alors ne t'enflamme pas trop vite, l'Implacable. Je ne veux pas de bavure. Ici, la violence sera notre dernier recours. Tu as bien compris ?

- J'ai compris que je dois fermer ma gueule, vous écouter tailler le bout de gras et frapper dans le tas seulement si ça part en couilles.

- Tu as fait des progrès.

- Qu'est-ce que tu crois, boss ? Je sais même reconnaître le sarcasme lorsque je l'entends dans ta grosse voix. Si c'est pas du putain de bon travail, ça !

Ils s'échangèrent un sourire.
De tout l'équipage, Ilge était celle avec qui il s'entendait le mieux.
Ne leur restait plus qu'à attendre leurs potentiels clients.

L’équipage était impressionnant. Quel vaisseau ! Un tel engin ne pouvait clairement pas voyager partout au sein de l’Outreterre. Streeaka savait que les nains avaient conçu des chars automates de ce genre, qu’ils utilisaient notamment pour exploiter l’énergie géothermique des points de magma. Leurs chars étaient renforcés avec du métal réfractaire, un alliage qui résistait aux fortes chaleurs. Streeaka se demandait naturellement si les mercenaires qui vivaient dans ce char itinérant avaient volé ce char aux nains. C’était fort probable. Les nains étaient un peuple particulier. Quand on leur achetait quelque chose, ils considéraient que le bien leur appartenait toujours, et que cet achat n’était qu’une sorte de location. Pour eux, le créateur d’un ouvrage en restait indéniablement le propriétaire, et cette approche si particulière des choses avait souvent déclenché des conflits juridiques importants, notamment quand les nains souhaitaient récupérer des épées forgées pour des Rois, et achetées par eux. Ici, à l’Outreterre, les choses étaient un peu différentes, les nains commerçaient avec très peu des espèces de l’Outreterre, et perdaient régulièrement leurs forteresses souterraines sous les assauts répétés des autres espèces. Il était donc tout à fait possible que cet engin massif ait été récupéré dans un fort. Streeaka était tout de même curieuse d’en savoir plus, notamment sur les capacités offensives de cet engin.

*Il serait pratique pour s’emparer de certaines forteresses…*

L’Outreterre était loin d’être un monde tranquille. Outre les rivalités drow, il fallait aussi compter sur les Orcs, les gobelins, les hordes de Skavens… Ces espèces sauvages s’emparaient régulièrement de forteresses drows, nécessitant alors de les reprendre. Il y avait aussi les Illithid, une espèce plus dangereuse encore, et qui sommeillait dans les profondeurs de l’Outreterre. D’aucuns affirmaient que les Skavens étaient leurs esclaves, et que la capitale skaven, Skarogne, représentait le seul point d’accès vers la terre maudite des Illithid. Streeaka et ses cavaliers se rapprochèrent tranquillement, annonçant leur présence. Tandis qu’elle approchait de l’énorme char, un pont-levis s’abaissa, et elle vit un homme descendre, en compagnie de deux autres personnes.

Streeaka reconnut naturellement le capitaine des lieux, Eviscéran Kroch’mar, reconnaissable à sa nature d’Orc et à sa peau grise. Deux femmes l’accompagnaient, Véfa et Ilge. Efa étant à moitié drow, on aurait pu croire qu’elle aurait la sympathie de son peuple, mais elle était presque encore pire que les autres races… Elle était une hybride, une bâtarde ! Le capitaine de sa garde s’élança fièrement pour parler en son nom :

« Bonjour à vous, Capitaine Kroch’mar, ainsi qu’à votre équipage… Je suis le Capitaine Konvac Jomenor ! Le Barbarium, c’est bien comme cela qu’on vous appelle ? Votre forteresse n’était pas annoncée. Que venez-vous faire ici, aux portes de  Menzoberranzan ? »

S’il se mettait en avant, un œil aguerri aurait vite remarqué que les cavaliers entouraient une silhouette au centre, dont le visage était dissimulé sous une capuche, et qui devait vraisemblablement être la véritable meneuse de ce groupe.

L'ancien champion arqua à peine un sourcil en considérant le porte-parole du camp adverse - qui pourrait bien, par la force des choses, devenir également le sien. Le capitaine Konvac Jomenor savait à qui il avait à faire, et avec quel genre d'équipage il traitait. Cette - triste ? - renommée n'émouvait vraisemblablement pas le colosse à la peau grise. Ni lui ni l'humaine au teint mate qu'il avait formée, d'ailleurs ; celle-ci ayant compris qu'elle ne participait à cette réunion non pas pour son intelligence mais - au cas où - pour ses bras.
Ce n'était pas le cas pour la Sondeuse. Son appartenance à cet équipage ne reposant point sur la soumission et la force brute, elle demeurait libre de s'exprimer dans la mesure du raisonnable.
Eviscéran fut pourtant le premier à l'ouvrir :

- Vous avez vu juste, capitaine Konvac Jomenor. Et pour être honnête... (Il laissa un petit blanc sonore s'étirer, comme pour souligner l'absurdité de ce mot qui sortait de sa bouche très loin d'être saine.) J'espérais vous trouver - vous ou l'un de vos subalternes, qu'importe ! - aux portes de Menzoberranzan, et non pas à prés d'une lieue de ces dernières. C'est à croire que mon bolide a du mal à passer inaperçu, hein ?

Ou que son équipage n'était pas le bienvenu dans cette satanée cité. Le sous-entendu, teinté d'une sombre ironie, suintait de ses lèvres d'où dépassaient de sacrés crocs. Ceux-là ne l'empêchaient aucunement de sourire. Un sourire laid. Mais aussi un rictus de façade, bien entendu !
Une expression beaucoup plus transparente que celle de sa charmante collaboratrice qui en avait profité pour, sans même bouger le petit doigt, étudier la composition de l'escorte drow.

- Quoi qu'il en soit, votre présence nous honore, surenchérit savamment leur demi-semblable non sans se fendre d'une légère courbette. Ainsi que celle de votre très prestigieuse accompagnatrice...

Comme elle préférait laisser à l'intéressée le plaisir de se présenter à sa manière en temps voulu, Véfa se contenta de garder les yeux rivés sur la silhouette encapuchonnée.

- Soyez certifiés que nous sommes venus en paix et qu'il n'a jamais été convenu que notre forteresse pose ne serait qu'une roue au sein de votre cité, que nous comptions de toute manière visiter en comité réduit et en parfait accord avec les lois qui la gouvernent.

Elle était assez douée pour enrober ses propos de miel non sans y mettre les formes. Une bonne médiatrice, en somme ! Doublée d'une excellente mystificatrice lorsque cela s'avérait nécessaire...
Ilge la jalousait presque à cause de son parler. Elle fit de son mieux pour ne pas en être irritée, ce qui ne changeait pas grand chose à son air renfrogné.
Tout cela paraissait bien beau mais il restait quand même un point important à éclaircir.

- Ne nous formalisons pas pour si peu. Le Rampant des Terres Noires n'est rien d'autre qu'un outil - très onéreux et énergivore, je vous l'accorde - dont nous nous servons principalement pour arpenter les territoires de l'Outreterre. Il n'a pas été construit pour prendre d'assaut une ville telle que la vôtre, si c'est là ce qui vous inquiète. (Il se permit un autre sourire, supérieur cette fois-ci.) Les seules armes qu'il abrite sont celles qui lui permettent de se mouvoir. (Du poing, il se frappa le torse.) Et ces armes, déjà bien aiguisées, ne demandent qu'à être utilisées de la plus juste des manières : en trouvant une main suffisamment digne et compétente pour les brandir !

Riche, surtout ! Mais Eviscéran trouvait ça beaucoup moins glamour à l'oral. Là, il s'était présenté, lui et son équipage, comme une force de frappe à nulle autre pareille. Peut-être était-ce un brin exagéré, même venant d'un Orc tel que lui ? Mais le colosse avait depuis longtemps pris conscience de sa valeur et de celle de sa vilaine troupe, dont il avait formé la majeure partie. Quatre champions d'arène dans un seul vaisseau ? C'était déjà énorme, et suffisamment rare pour être mentionné à l'occasion.
Le capitaine était encore loin d'avoir abattu toutes ses cartes.

Deux informations essentielles étaient à connaître sur les Drows quand on voulait discuter avec eux : c’était une société matriarcale, et qui disposait du meilleur réseau d’espionnage de Terra. Si quelqu’un devait savoir quelque chose sur une personne, il pouvait toujours s’adresser aux Drows. Jomenor était indéniablement un porte-paroles, la seule personne ayant autorité étant celle qui dissimulait son visage sous sa capuche, comme si elle jaugeait ses interlocuteurs. Il n’y avait pas que Kroch’mar qui composait cette équipe, Streeaka savait aussi qu’on trouvait Vortek dans le lot. Un Drow nécromancien, qui était donc par principe une menace. Elle était donc intriguée, curieuse de savoir comment cet équipage fonctionnait.

Kroch’mar ne tarda pas à les assurer d’une chose : ils ne venaient pas en ennemis. Ils étaient là pour faire du commerce, et pour proposer leurs services aux plus offrants. Cela confirmait l’idée que cet équipage était un équipage de mercenaires, et que, malgré leur engin imposant, ils ne constituaient pas une force militaire. D’un autre côté, il aurait été suicidaire de vouloir s’emparer de Menzoberranzan avec ce seul vaisseau. Le capitaine Jomenor commença à inspirer quand le cheval de Streeaka s’ébroua, et qu’elle s’avança un peu. Jomenor se tut instantanément, et s’écarta pudiquement, tandis que Streeaka se rapprocha. Elle défit sa capuche, permettant de révéler son magnifique visage. Il était fort possible qu’ils la reconnaissent, ou que Vortek, s’il observait la scène, l’identifie. Elle était après tout une Matriarche drow, soit l’une des têtes régnantes de Menzoberranzan.

« Bonjour à vous, Capitaine Kroch’mar. On dit que votre équipage abrite en son sein un nécromancien drow, un certain Vortek. Si cela est vrai, et qu’il est bien sous vos ordres, c’est la preuve que votre réputation n’est pas usurpée. Je m’appelle Streeaka Z’Ress, l’une des Matriarches de Menzoberranzan. Si vous souhaitez du travail, je peux vous en fournir. Pouvons-nous discuter à l’intérieur de votre vaisseau ? »

Le Capitaine Konvac Jomenor fut assez prompte à se retirer du devant la scène. Une figure d'autorité plus importante que lui avait pris sa place. Une femme, en l'occurrence. Une drow, et pas n'importe laquelle puisqu'il s'agissait d'une Matriarche de Menzoberranzan. Pour avoir passé sa vie dans l'Outreterre, Eviscéran ne pouvait pas l'ignorer. Il ne la connaissait que de nom, certes, mais l'orc noir s'était déjà rendu compte, de par les belles paroles de Véfa, qu'une "prestigieuse" personnalité s'était glissée dans cette unité.
Il n'eut donc point à dissimuler son étonnement. Rien ne l'empêchait, en outre, d'admirer le portrait de cette charmante vipère. Elle ne s'était pas dégagé les cheveux sans raison. Il aurait été dommage de ne pas en profiter.
Prudence, tout de même.
Un soupir mental de la part de sa collaboratrice ritualiste. Un avertissement qui tombait sous le sens. Eviscéran savait qu'il fallait se méfier de son engeance. Car même si Vortek était aujourd'hui un de ses plus puissants alliés, un drow restait un drow.
Pour l'heure, nos intérêts convergent. Il est bien trop intelligent pour tenter de me trahir maintenant.
Streaka Z'Ress elle-même mentionna d'ailleurs l'existence de cette sinistre crapule. Comme quoi pas grand-chose ne lui échappait. Peut-être considérait-elle le nécromancien comme une menace ? Peut-être avait-il, antérieurement, joué en faveur ou en défaveur de cette matriarche ? Le Capitaine ne savait pas grand-chose de la vie du drow et, de toute façon, s'en fichait pas mal ; tant que cette crapule notoire lui était utile, il n'avait pas pour intention de l'éjecter - son corps soulagé de sa tête - en dehors de son fort mobile.
D'autant plus que sa sinistre présence vient tout juste de nous ouvrir une nouvelle porte.
Eviscéran tourna brièvement son regard vers Véfa. Celle-ci ne semblait pas embarrassée d'avoir été ignorée par Sa Majesté. L'intéressée arborait même un léger sourire qui lui donnait presque l'air d'être intouchable.
Tant mieux ! Je préfère qu'elle se tienne à carreau.
Du côté de Ilge, il n'y avait pas de quoi s'alarmer non plus. La solide barbare n'avait pas fait mine de remuer un cil. Elle ressemblait en cela à un golem qui n'engagerait pas le moindre combat avant d'avoir reçu un ordre direct de son invocateur.
L'orc constata qui l'avait bien dressée.
Enfin, bref ! La matriarche voulait discuter à l'intérieur ? Alors soit.
Le Capitaine inclina respectueusement la tête avant de se tourner à demi et de lever un bras en direction de son vaisseau. Un geste d'invitation quoiqu'un peu bourru.

- Vous y serez bien plus à l'aise que dans la poussière.

Il s'accorda une pause le temps que Véfa daigne bien, elle aussi, s'écarter du chemin en compagnie de Ilge.

- Vortek en sera ravi, commenta la drow.

Un peu de sarcasme ? L'orc n'en était pas vraiment sûr...

- Il serait bien stupide de ne pas l'être, trancha-t-il avant de lancer à l'escorte de la matriarche, et notamment à son capitaine : Vous ne comptez pas rester ici à vous abrutir devant le paysage, j'imagine ? (Sa voix grave et le ton employé n'en faisaient pas un hôte de premier choix et pourtant...) Grimpez donc ! Il a bien assez de place pour tout le monde dans ce vaisseau.

Il claqua grossièrement des doigts avant de bien vouloir ouvrir la marche. Un geste familier mais qui ne leur était pas destiné. Daya, aussi silencieuse qu'une ombre, eut vite fait d'y répondre en se joignant à la mauvaise troupe, l'air de rien. La froide petite blonde aux yeux vairons n'était absolument pas du genre à causer inutilement. Son regard de reptile, à moitié couvert par une parcelle d'écailles verdâtres, ne fixait personne en particulier. Ses lames courtes, dissimulées sous les longues manches de son manteau noir, ne risquaient pas de glisser par mégarde. Malgré son échec avec le champion d'arène, elle restait une experte en matière d'assassinat et d'empoisonnement.
  Dernier domaine dans lequel elle excellait justement grâce au concours de Vortek.

Le Nécromancien s'attendait bel et bien à avoir de la visite. En connaissance de cause, il avait fait se lever tout le monde des Reposants. Y compris Odogara qui, pour le bonheur de tout le monde, paraissait crevée. Ökale pouvait patienter sans crainte, debout à côté de la rousse. A un bon mètre d'elles se trouvaient alignées Nérénie, Shabel et Dwëna. Les deux dernières ayant terminé de travailler sur l'éclairage intérieur de la machine. Il y faisait bon vivre malgré l'austérité métallique des lieux.
Le groupe se tenait prêt à recevoir les drows.

- Les affaires vont pouvoir reprendre, on dirait ! s'exclama l'ingénieur aux cheveux bleus. On aura même pas eu le temps de souffler, dites donc !

- On ne l'a jamais réellement, soupira Shabel, son assistante, en pensant à tout ce que l'orc lui faisait endurer - à elle en particulier.

- Pauvre chou, va, railla l'aveugle. Tu préfères peut-être te retrouver à la rue, sans emploi, à remuer les miches sous le nez du premier venu en échange de quelques piécettes ?

- Pff ! Je vaux toujours mieux qu'une vulgaire brute dans ton genre, répliqua l'ancienne capitaine mercenaire.

- Tu t'adresses à une championne, lui rappela la partenaire de l'Implacable. Contrairement à moi, tu ne tiendrais pas deux secondes dans l'arène. Prie donc pour ne jamais t'y tenir face à moi !

- C'est la bagarre que tu cherches ? Parce que tu commences à m'agacer sérieusement.

Vortek, qui avait jusqu'ici savouré le silence, se retrouva contraint d'intervenir.

- Silence ! Ne profitez pas de son absence pour vous chamailler, imbéciles. Je n'ai aucune envie d'avoir à réparer les pots cassés...

Ökale gloussa dans sa barbe. Du coude, elle attira l'attention de Nérénie qui dut lui tendre une oreille.

- Et dire que c'est ce trouillard qui t'a enlevée !

A ce souvenir, la mine de la noble déchue s'assombrit.

- M'est avis que dans toute cette histoire, la plus à plaindre du lot c'est toi, poursuivit la gladiatrice.

Nérénie surveillait la large porte par laquelle le deuxième plus grand fléau de son existence était censé arriver, accompagné des invités mystères.

- Je ne vous dirai pas le contraire...

Le Barbarium comprenait un équipage baroque et hétéroclite, aussi improbable que le véhicule qu’ils utilisaient. Y entrer seule n’était assurément pas très prudent, mais Streeaka n’était pas du genre à faire les choses comme ce à quoi on pouvait s’y attendre. Et puis, l’équipage du Barbarium aurait les yeux rivés sur elle, ne pensant pas à voir autre chose. Avec les Drows, il ne fallait pas regarder la lumière, mais l’ombre. Ils étaient les maîtres de l’illusion, du subterfuge, partageant avec leurs cousins elfiques cette volonté de toujours tout dominer d’une situation. Streeaka suivit donc, en apparence seule et inoffensive. Vortek devait cependant suffisamment connaître les Matriarches drow pour savoir qu’une Matriarche ne se déplaçait jamais sans protection.

En rejoignant l’enceinte du Barbarium, Streeaka croisa le regard d’une hybride drow, et fronça les sourcils. Elle n’avait pas encore noté que cette femme était une hybride, mais, maintenant qu’elle était proche, au-delà de ses cornes, elle pouvait voir sa nature drow.

« Hmmm…  Je me demande bien ce que tu as pu vivre, toi, pour finir aux ordres d’un mâle drow… »

Une infamie, assurément ! Dans la société drow, les mâles étaient inférieurs aux femmes. Une raison de plus pour se méfier de ce Vortek… Streeaka suivit néanmoins l’Orc Noir, qui était disposé à faire affaire avec elle. L’intérieur du Barbarium était constitué de grandes pièces avec des coursives étroites, le tout évoquant une forteresse mobile naine. Streeaka savait que les Mijakiens avaient commandé ce genre de constructions aux nains, pour mener à bien les sièges complexes et difficiles des superforteresses luméennes. Le Barbarium était-il un prototype de ces engins de guerre ? Elle pouvait sentir une épaisse chaleur, et vit ici et là des tuyaux, faisant circuler de la vapeur.

*L’ingénierie naine… Ce véhicule doit avoir une fonderie avec un moteur qui fonctionne avec l’énergie géothermique…*

Les nains avaient percé mieux que n’importe quelle espèce les secrets du feu et de la lave. Ils parvenaient à raffiner cette dernière pour produire des armes, des armures, mais aussi des automates de combat. Kroch’mar semblait être habitué à se balader ici, à aller parfois dans des endroits exigus.

« J’ai entendu dire que les nains planchaient sur d’énormes foreuses pour s’enfoncer dans les profondeurs de leurs mines… Je sais aussi que les Mijakiens financent des recherches naines concernant le développement de forteresses mobiles pour combattre au mieux les Luméens. Je vous avoue être assez curieuse de savoir comment vous avez fait pour vous procurer un tel engin. Ce n’est pas banal. »

Tout en posant ses interrogations à voix haute, Streeaka suivait le puissant Orc Noir, se laissant porter là où il estimait devoir aller pour discuter plus sérieusement…

La Matriarche avait laissé son escorte à l'entrée. Du courage chez cette Drow haut placée ? ou bien de l'inconscience ? Elle était difficile à cerner, tout comme bon nombre de ses congénères à l'imagination malsaine. Mais ce n'était pas un problème pour son imposant guide, qui lui avait choisi de s'encadrer de personnes aussi réactives que capables. Véfa faisait partie de celles-là malgré les interrogations et le mépris qu'éprouvaient ses congénères à l'égard de son sang mixte.
Streeaka finit d'ailleurs par s'en rendre compte, n'omettant pas d'y aller de son commentaire qui ne nécessitait pas forcément d'éclaircissement.

- Aux ordres de Vortek, vous dites ? (Elle croisa le regard d'Eviscéran qui, malgré son silence, savait de quoi il était réellement question.) Me prenez-vous pour un de ses minions ? L'affaire est moins simpliste qu'elle en a l'air, ma chère ! Je n'obéis pas comme une esclave le ferait ; je me contente d'apporter ma pierre à l'édifice quand celui-ci tend à me rapporter gros. Nos intérêts convergent, c'est l'essentiel.

Ils s'engagèrent alors sur le chemin de fer, quoique labyrinthique, qui les conduirait jusqu'à la salle des commandes. Ilge et Daya ne pipaient pas mot, pourtant toutes les deux bien conscientes que l'Orc Noir cherchait à gagner du temps en se permettant quelques petits détours. Il faisait chaud à proximité des tuyaux, mais il était plus éprouvant encore de se tenir à côté des cristaux d'absorption que l'on trouvait le plus souvent en hauteur, loin des griffes des pensionnaires comme des convives.
Streeaka y alla de ses suppositions quant au fonctionnement logique de l'appareil - ou plutôt de ses cousins massifs - dont elle explorait les boyaux.

- Vos connaissances vous honorent, Matriarche, fit le Capitaine sans jamais daigner s'arrêter, mais je ne me suis pas "procuré" le Rampant des Terres Noires auprès d'un de ces troglodytes ventripotents. Je l'ai fait construire, pièce par pièce, en m'accaparant les mains et la cervelle d'une de leurs disciples. (Il gloussa. Une sorte de gargouillis inélégant. Un son hideux, vraiment !) Une esclave de choix ! Sans nul doute la plus intelligente parmi mes pouliches. Son seul défaut ? Sa grande gueule. C'est une causeuse, hermétique et étrangère aux crampes à la langue.

Un peu plus loin se dressait une lourde porte - large comme celle d'un donjon. Eviscéran s'y dirigea d'un pas lourd et décidé. Sans ralentir, il la poussa. L'ouvrage métallique grinça sur ses gongs, s'ouvrant sur une salle bien plus grande et espacée que n'importe quelle autre au sein de le Charteresse. Une machinerie complexe en occupait le centre. Des sièges - les fameux Reposants, reconnaissables par les gemmes magiques incrustées dedans - se trouvaient non loin de celui-ci ; d'autres, plus classiques, moins tape-à-l'œil et intimidants, trônaient à proximité. Encore un autre, à part, consacré à deux derrières en particulier, que l'on avait baptisé le Résonnant, était connecté à un cristal plus imposant que les autres. Une pierre exotique capable, après analyse du sujet, de projeter une image en relief des alentours.
Devant tout ce matériel patientait sagement le reste de l'équipage.
Le capitaine s'avança, défiant l'ensemble des regards qui se posaient sur lui ou son escorte. Dont celui de son second qui intéressait tout particulièrement la prestigieuse visiteuse.

- A genoux, lâcha Eviscéran d'une voix de stentor.

Ilge, Daya, Nérénie, Shabel, Ökale et Odogara - pressée par la précédente mentionnée - obéirent sans rechigner. Dwëna, en revanche, ne se laissa pas intimider par le ton de son maître, qu'elle avait tendance à considérer à tort comme un simple collaborateur. Emportée par son hardiesse ou son audacieuse bêtise, l'ingénieure aux cheveux bleus s'était contentée de lever la main histoire de saluer plus sobrement la nouvelle arrivante :

- Bienvenue dans la Charteresse, humble étrangè-aAaAaAaAaAaAaïe !

Malgré sa combinaison de facture naine, elle s'était faite frapper par un éclair vert - la Foudre Nécrotique - au point de s'écrouler sur les genoux !
Vortek, une main de fer noir et crépitante de magie braquée dans le dos de la jeune femme, la fusillait du regard.

- Je croyais pourtant vous avoir dit que la récréation était terminée et que le silence est d'or.

Shabel, les bras passés autour des épaules d'une Dwëna passablement refroidie, y alla bien sûr de son commentaire d'effrontée :

- Tu n'as pas été très clair sur la seconde partie, monstre !

Eviscéran ne pouvait pas se permettre de le dire à voix haute mais il respectait l'audace de cette femelle. Raison pour laquelle il se contenta de l'écraser sous la pression de son regard jusqu'à ce qu'elle détourne le sien. Enfin, il lorgna Véfa et Vortek avec insistance.

- Bien que vous ne soyez pas mes esclaves, ici, dans mon vaisseau, en la présence de la Matriarche Streeaka Z'Ress de Menzoberranzan, vous devez vous incliner, vous aussi, articula-t-il.

- Bien sûr, répondirent-ils à l'unisson avant de se soumettre comme désiré.

L'ancien champion en fut satisfait. Avec pareille visiteuse, aucun compromis n'était possible. Il imposait le respect et veillait scrupuleusement à ce que ses inférieurs respectent la puissante Drow avec qui il comptait nouer un partenariat aussi lucratif que durable. Même si le projet, suffisament important aux yeux de la femme pour qu'elle daigne se déplacer en personne jusqu'ici, restait à définir...

Eviscéran contesta avoir volé ou acheté ce bâtiment aux nains, il lui assura l’avoir construit lui-même ! Streeaka haussa les sourcils, surprise. Il s’était aidé d’un esclave, visiblement un nain qu’il avait capturé. Streeaka hocha lentement la tête. Elle ne savait pas encore trop si elle pouvait se fier à cet équipage. Elle avait l’impression de sentir une bonne synergie. Quelle était la relation entre Eviscéran et le reste de son équipe ? La Drow était curieuse d’en savoir plus, curieuse aussi de savoir si l’équipage du Barbarium pourrait lui être utile. Elle suivit donc le massif Orc Noir, jusqu’à une grande pièce où une machine indescriptible se trouvait au centre. Elle montait très haut vers le plafond, avec des tuyaux qui la rejoignaient, des sièges qui en jaillissaient au sol. Elle vit des cristaux magiques dessus, et comprit que cette machine devait être centrale au bâtiment

Streeaka vit aussi le reste de l’équipage d’Eviscéran, en ce compris le Drow, Vortek. Une femme aux cheveux bleus en combinaison moulante la salua, avant que Vortek ne lui lance un éclair sur le corps. La jeune Dwëna ne sembla pas vraiment blessée, ce qui amena Streeaka à se demander si sa combinaison, outre son côté moulant, ne servait pas aussi à la protéger. Visiblement, ils avaient rejoint l’étape où Streeaka devait faire sa proposition. Son regard se fixa en tout cas sur Vortek un certain temps.

« Un assemblage assez hétéroclite. Bien… Comme on a dû vous le dire, je m’appelle Strteeaka Z’Ress, Matriarche du clan Z’Ress, et Matrone de Menzoberranzan. »

Elle se déplaça lentement, son regard croisant celui des différents membres. Elle se rapprocha de Dwëna, et caressa son visage brièvement.

« Menzoberranzan est une ville complexe, riche et dangereuse. Huit maisons la gouvernent. Huit maisons qui sont perpétuellement en rivalité. La plus puissante des huit est la maison Baenre. »

Streeaka se rapprocha ensuite de Shabel, qui semblait proche de Dwëna, et lui sourit, en lui caressant également la joue.

« L’histoire de Menzoberranzan est complexe et sombre. Trahisons, alliances aveugles, y sont légion. La gloire ne vous apporte rien à Menzoberranzan. Votre ami Vortek pourra sûrement vous le confirmer. Si je suis là, c’est parce que j’ai besoin de mercenaires qui n’appartiennent pas à ce jeu, et qui peuvent m’aider… Car je pense que quelque chose de terrible se trame à Menzoberranzan. Je pense que deux des huit maisons, les Baenre et les Xorlarrin, ont conclu un pacte secret, et ont renié la Déesse Lloth. »

C’était là une terrible accusation. Les Matriarches se détestaient cordialement, mais aucune n’aurait osé s’attaquer à la caste supérieure, celle qui gouvernait vraiment les Drow : les toute-puissante Prêtresses de la Reine-Araignée. Streeaka finit finalement devant Vortek, et fronça les sourcils.

« Les Xorlarinn, la maison qui abrite le plus de magiciens drows. Vous y connaissez quelque chose, non, Vortek ? Les Xorlarinn ont jadis entrepris une mission complexe, visant à fonder une ville spéciale, Q’Xorlarrin, dans une partie de la superforteresse naine, Gauntlgrym. On sait peu de choses sur ce qui s’est passé là-bas, mais mes recherches m’ont permis de mettre à jour une sinistre machination. Si je souhaite votre aide, c’est pour confirmer certains de mes indices. Quel serait votre prix ? »

Elle avait dit cela en se rapprochant encore de Vortek, et, quand elle caressa sa joue, son pouce glissa sur les lèvres du mage noir.

« Beaucoup de Drows méprisent les hommes, mais je n’ai jamais compris pourquoi… Je suis curieux de savoir ce qui t’a conduit à vivre en exilé… »

Le silence était revenu dans la Charteresse. En présence de l'Orc Noir et de la Matriarche Drow, il ne se faisait pourtant pas relaxant. Tous les visages étaient tournés vers la seconde - la potentielle cliente, forte d'une autorité plus grande que celle de son puissant accompagnateur. Streeaka Z'Ress s'était mise à marcher dans la pièce avec toute l'insouciance et la souveraineté d'une authentique propriétaire. Pas spécialement inquiet, le Capitaine Kroch'mar ne s'en ridait guère.
Il pouvait bien la laisser évaluer ses esclaves, dont Dwëna en premier lieu.
Cette dernière, à l'instar de ses voisines, la suivait du regard jusqu'à ce que cette légère caresse sur sa joue l'invite à réfléchir plus sérieusement sur leur situation. Tandis que la Matriarche leur donnait à tous un petit cours d'histoire et de politique locales, Shabel eut droit au même traitement supérieur. Contrairement à l'ingénieure, l'ancienne mercenaire serra les mâchoires. Elle dut se faire violence pour ne pas grogner sa désapprobation.
Intitulé et explications s'égrenaient de la bouche même de l'intouchable Drow. Sa petite ronde l'amena finalement à se planter devant Vortek, le Nécromancien de la même espèce envers qui elle semblait avoir de sérieux doutes. Le concerné s'efforçait de rester neutre, en balançant tantôt quelques coups d'œil à son collaborateur au teint noir.
S'il était mal à l'aise en présence de Streeaka Z'Ress, le Drow le cachait bien. Même quand elle fit courir l'un de ses doigts le long de ses lèvres sombres et sèches. Un geste qui, d'une certaine façon, le descendait au même niveau que les autres esclaves...

- Vous m'apprenez certains choses tout en me rafraichissant la mémoire sur d'autres, soupira-t-il. Mais je ne suis pas spécialement étonné d'entendre dire que mes confrères préparent un mauvais coup. Ils en sont les adeptes, après tout ! Qu'ils soient de la maison Xorlarinn ou d'une autre, un Drow reste un Drow comme un sorcier est incapable de se mentir à lui-même. (Il sourit à cette déclaration.) Les mâles sont naturellement dangereux, chère Matriarche. Avides et cupides, ils représentent une perpétuelle menace, à défaut d'être ce qu'on appelle une nuisance puisqu'ils peuvent se montrer utiles à certaines occasions. Je suis persuadé que bon nombre d'entre-eux convoitent votre position, qu'ils rêvent de vous renverser et de se repaître de votre pouvoir... ce que vous ne pouvez point ignorer.

Il leva une main de côté. Un geste apparemment audacieux, mais que le Drow avorta à mi-chemin avant que l'on puisse se méprendre sur son compte.

- Personnellement, ce n'est pas ce type de pouvoir que je recherche, avoua-t-il. Menzoberranzan est une grande cité, certes, mais aussi vaste et importante soit-elle aux yeux de la majorité, son luxe et ses richesses ne m'intéressent pas plus que ça.

Vortek n'avait pas choisi de rejoindre cet équipage dans le but de conquérir des terres. Il n'avait rien d'un conquérant, et tenait bien davantage du spectre qui se fait un malin plaisir de hanter les lieux avant de disparaître sans explication aucune pour se retrouver ailleurs et recommencer ses sinistres magouilles...

- C'est pourquoi je ne me prononcerai clairement ni sur les avantages que je pourrais tirer de ce mercenariat, ni sur ma raison d'être à bord de ce vaisseau. Et tout cela au risque de vous décevoir ou... pire encore : d'aiguiser votre appréhension à mon égard ?

Eviscéran se racla bruyamment la gorge. Puis il s'avança. Suffisamment près de la Matriarche et du Nécromancien pour les écraser de toute sa hauteur d'Orc.

- Tu ne changeras donc jamais, Vortek. (Il lui fit signe de se reculer.) Mais je peux te donner raison sur un point : les affaires, JE les gère.

Un sourire en coin aux lèvres, le Drow s'inclina.

- En espérant que le flambeau des négociations ne vous brûle pas les doigts.

D'un geste évasif, le Capitaine balaya ce commentaire.

- Epargne-moi tes fadaises. (Son attention bascula sur la Matriarche.) Vous avez besoin de combattants solides. De pions jetables en cas de gros pépin qui, même en échouant, ne permettraient pas à vos ennemis de remonter jusqu'à vous ? C'est rusé - pour ne pas dire digne d'un tête pensante de l'Outreterre. (De nouveau ce rire désagréable - ce ricanement d'Orc bourru.) Mais ça tombe bien, parce que nous avons besoin autant d'or que d'action ! Alors voilà ce que je vous propose... (Du pouce, il pointa Vortek.) Ce type passe les trois quarts de son temps libre enfermé dans le labo' - qui sont également ses quartiers. C'est une cervelle sur pattes remplie de connaissances impies sur les arts obscurs. Il est intarissable sur le sujet et ne dirait pas non si vous l'autorisez à picorer dans les secrets des Xorlarinn.

Le Nécromancien fronça les sourcils.

- Ai-je l'air d'un oiseau de mauvais augure ?

- Que veux-tu que je te dise ? Tu en portes les couleurs et tu pues le maléfice à plein nez. Il te manque juste le plumage.

- Vous avez une piètre image de ma personne. Vous m'en voyez chagriné.

- Tu n'en donnes pourtant pas l'air.

- Je verse des larmes à l'intérieur, dit-il sans émotion aucune.

- Tant que tu ne t'étouffes pas avec. (Son regard bascula à nouveau sur la Matriarche.) Voilà en ce qui concerne cette crapule notoire. Pour les matérialistes de notre espèce, ce sera de l'or et des vivres en grande quantité. Nous ne comptons pas nous éterniser ici, de toute manière. La fortune et la prospérité tendent la main à ceux qui savent se bouger le cul quand le moment est venu de plier bagages.

L'avantage de résider dans une forteresse mobile, c'est de pouvoir s'en aller avec dès que le vent se met à tourner. Eviscéran voyait sur le long terme et savait que cette cité ne l'accueillerait pas indéfiniment, lui tout comme sa bande au grand complet. A ses yeux, l'offre de la Matriarche ne changerait pas grand-chose à son existence de paria. Ex-champion ou non, il restait, de l'avis populaire, une brute intrépide et dangereuse à la tête d'une unité formée autant pour la prostitution que pour la baston.

Les discussions avançaient. Vortek restait mystérieux, et Streeaka se demanda vraiment la nature de sa relation avec Eviscéran. Il ne semblait pas intéressé par l’or, mais plutôt par les connaissances des Xorlarinn. La Troisième Maison de Menzoberranzan comprenait un nombre élevé de magiciens, et elle était connue pour être l’une des maisons disposant d’un très grand savoir magique. Streeaka, en revanche, n’était pas inquiète par les hommes.

« Des mâles qui chercheraient à supplanter des Matriarches ? Le simple fait de prononcer de telles choses constitue une hérésie, Vortek. Vous mériteriez de finir enfermé dans des geôles à subir la toxine des araignées de la Grande Déesse pour envisager une telle hypothèse… Mais je suppose qu’on pourrait aussi plaider votre cause en avançant l’excuse de la folie. »

Car il fallait être fou pour croire que Menzoberranzan tolèrerait que les mâles soient autre chose que des faire-valoir.

« Drizzt est une exception, Vortek, la plupart des mâles de notre espèce savent se tenir à leur place… Heureusement. »

Drizzt Do’Urden était un ancien esclave mâle drow, qui avait grandi dans les bas-fonds de Menzoberranzan, puis qui s’était enfui à la surface. Un mauvais exemple qui vivait toujours, un guerrier honni dont la tête avait été mise à mort par les cultistes de Menzoberranzan. Drizzt s’était ouvertement déclaré hostile aux grandes familles drow, et rêvait de libérer les esclaves, de briser les Maisons et le culte de la Déesse-Reine. Autrement dit, un dangereux agitateur. Estimant visiblement que la conversation tournait un peu trop autour des Drows, Eviscéran se rappela à eux, et, vu la manière dont il insista pour dire qu’il était le patron, Streeaka comprit que Vortek ne devait pas être d’une loyauté sans faille.

*Comme beaucoup ici… Jusqu’à quel point suivent-ils Eviscéran ? Que respectent-ils plus ? Sa personne, ses idéaux, ou sa fortune ?*

En tout cas, Eviscéran lui indiqua être intéressé, et qu’elle aurait sans doute besoin de l’aide de Vortek.

« Attendez, je ne vous ai même pas encore dit précisément ce que je voulais. »

Streeaka se déplaça encore, et se rapprocha de l’Orc. Elle posa sa main sur son torse, sentant sa musculature, sa force…

« Vous savez qu’on achète des Orcs dans les hautes maisons comme amants sexuels ? Si vous cherchez à vous faire de l’argent, je sais où vous envoyer… »

La Matriarche reprit ensuite, plus sérieusement :

« Ma théorie est que, dans leur quête de recherche de magie, les Xorlarinn ont fini par s’intéresser à une magie interdite, la magie eldrichtienne. Il y a beaucoup de légendes qui circulent sur Gauntlgrym. Les nains ont fondé cette immense forteresse, et s’en sont enfuis. Des flagelleurs mentaux l’ont ensuite envahi. Je suis convaincue que les Xorlarinn y cherchent des artefacts eldrichtiens. Si cela ce sait, leur maison sera bannie, car la Déesse Lolth proscrit le savoir eldrichtien. Mais, là où ça se complique, c’est que je pense que les Xorlarinn sont sur le point de conclure une alliance avec les Baenre pour s’emparer de toutes les Maisons, et pour renverser le culte de la Déesse Lolth. »

Pour tout Drow, il fallait être complètement fou pour oser dire de telles choses. La rivalité entre les huit Maisons dirigeantes était légendaire.

« Je souhaite obtenir des éléments pour confirmer cette théorie. Mes plus fidèles filles mènent une enquête difficile pour prouver une alliance entre ces deux maisons. J’ai ainsi pu obtenir la localisation d’une grotte à Griffefosse, où se trouvent des prisonniers. Ils sont sous la surveillance de mercenaires membres de la Bregan D’aerthe, et je souhaite que vous envoyiez plusieurs de vos agents trouver ce repaire, et libérer les prisonniers. Si ce que je crois se confirme, cette grotte est l’un des éléments qui me manquent pour établir une connexion entre les Xorlarinn et les Baenre… Mais, surtout, pour confirmer que les Xorlarinn se livrent à l’apprentissage de la magie eldrichtienne. »

Streeaka se tut un peu, et fixa Eviscéran dans les yeux, puis Vortek :

« Votre nécromancien serait utile, oui, mais je crains qu’il ne soit tenté par d’éventuels artefacts eldrichtiens qui se trouveraient dans cette grotte. Aussi devrait-il être accompagné. Je peux vous procurer des sauf-conduits pour permettre à vos hommes de se déplacer dans la plupart des quartiers de la ville sans inquiétude. »

Même si la Matriarche y allait de ses menace et de ses vannes à l'encontre de son congénère au teint gris, Celui-ci ne semblait guère en être affecté. A défaut d'être d'une grande honnêteté - ou même d'une petite -, Vortek savait se montrer digne en bien des circonstances. Digne ou indifférent, à la rigueur, au sort que lui réserverait alliés comme ennemis.

- Sans vouloir vous offenser, ô grande Matriarche, ici, nous ne sommes pas entre les murs de votre si charmante cité. Ce qui signifie que même si vous avez affaire à un fou, à un inconscient, à un idiot ou à je ne sais quel imbécile heureux, pas grand-chose ne saurait le faire pâlir ou même se confondre en de pitoyables excuses. (Le malin bougre se permit même l'esquisse d'un modeste sourire en chemin.) En ce qui me concerne, laissez-moi vous dire que je trouve votre idée d'une torture par empoisonnement sur le long terme très rafraichissante.

Une sentence ignoble et assurément douloureuse. Typiquement le genre de pratique que le Nécromancien appréciait. Surtout qu'il n'avait pas souvent l'occasion d'utiliser ses chefs d'œuvre toxiques sur un quelconque sujet. La dernière fois que Vortek avait joué avec ses produits, c'était en compagnie de Daya Trifid, sa seule et unique apprentie en la matière. Il avait pris la liberté de lui en injecter - les moins puissants de sa conception, à bon entendeur - afin de lui enseigner les douloureux revers du métier. En l'occurrence, la mithridatisation en représentait un beau !
Pile quand la caustique Streeaka Z'Ress en vint à basculer sur un sujet aussi sensible qu'intéressant en la personne d'un dangereux révolutionnaire Drow, Eviscéran réorienta la discussion sur la nature de leur récompense. Des besoins élémentaires, à base d'or et de vivres. Et en prime, de quoi permettre à Vortek de se documenter un peu, de s'enfoncer toujours plus profond dans ses pratiques obscures...
Avec son train de vie actuel, il ne demandait pas mieux.

Bref ! L'Orc Noir s'était peut-être un petit peu trop avancé. La Matriarche ne leur avait pas tout raconté. En bonne politicienne, elle aimait les longs discours et les explications fastidieuses. Sans compter le contact avec les autres, et les propositions sexuelles qu'elle pouvait à tout moment y ajouter.
La Capitaine n'en fut point épargné.
Il renifla de mépris.

- Merci mais non merci. Je baise quand cela me chante, et non pas l'inverse. (Il se permit un rictus à l'attention de ses filles.) Toutes mes pouliches - sans exception aucune - pourront vous le confirmer.

Certaines, comme cette pauvre Nérénie, firent la grimace. D'autres, moins discrètes, à l'instar de Shabel et Daya, montrèrent les dents ou froncèrent les sourcils. Les moins susceptibles du lot, telles qu'Ilge et Okäle, n'affichaient pas l'ombre d'une expression. Odogara, elle, était beaucoup trop claquée pour prêter une oreille à la conversation. Enfin, Véfa, qui s'amusait parfois à imprimer ses sceaux pervers sur le bas-ventre des prostituées à mi-temps, était certainement celle qui ne tarissait pas d'éloges à ce sujet.
Mais, là encore, il n'était pas assez important pour être creusé.
Très sérieuse, la Matriarche rentra dans les détails concernant la mission. Entre la forteresse convoitée des nains, l'usage illicite de la magie eldrichtienne, l'alliance entre deux Maisons Drows et les conséquences que tout cela pouvait avoir sur le culte de la Déesse Lolth... l'affaire sentait atrocement mauvais !
Seul, Vortek n'aurait jamais eu dans l'idée de l'accepter. Mais Eviscéran, lui, était d'une tout autre trempe.
Pour l'un comme pour l'autre, le fait que la Matriarche en personne ne mâche pas ses mots en leur présence sous-entendait beaucoup de choses. Des bonnes comme des mauvaises, oui ! Avec pour commencer la moins sympathique de toutes : celle qui impliquait l'impossibilité de faire machine arrière...
Ils en savaient déjà trop.
Au final, il n'était pourtant pas question de prendre d'assaut une forteresse naine ou de s'y infiltrer. Non, la Matriarche attendait du Barbarium qu'il localise un repaire à Griffefosse et récupère les prisonniers placés sous la surveillance d'un groupe de mercenaires. Streaaka Z'Ress considérait la "grotte fantôme" comme la pièce manquante de son sordide puzzle avec lequel deux prestigieuses Maisons pourraient facilement tomber en disgrâce.
Enfin, toujours aussi peu confiante en Vortek, la dirigeante suggéra de le tenir bien à l'écart de la tentation diabolique que représentaient les artefacts eldrichtiens.
Cette fois-ci, le Nécromancien fit la moue.

- Moi qui pensais que la laisse autour du cou était l'apanage des esclaves...

Gloussante, Véfa lui déposa une main maternelle sur l'épaule.

- Allons, ne boude pas comme ça ! Certains en ont bien une fichée dans l'arrière-train et finissent même par y prendre goût.

Cela ne le fit pas du tout rire. En fait, ç'eut exactement l'effet inverse.
La Ritualiste ne se laissa point démonter par son comportement :

- Vous n'avez aucune inquiétude à avoir. En ma qualité de Sondeuse, je veillerai à ce que la tentation ne le prenne pas à la gorge. Au sein de cet équipage, je suis de loin la mieux placée pour lui imposer de réelles limites.

- Pfeuh ! S'il y a bien une chose que je déteste chez toi, c'est justement ce côté rabat-joie.

- En revanche, tu te réjouis de mon franc parler, si peu répandu parmi les Drows, roucoula-t-elle en glissant une œillade à la Matriarche.

Se raclant bruyamment la gorge, Eviscéran attira de nouveau l'attention sur sa lourde personne. Les bras croisés sur sa musculeuse poitrine, il hocha la tête d'un coup sec.

- Grand bien vous fasse à tous les deux. Vous vous bécoterez plus tard. (Il toisa la Matriarche.) Je crois qu'on sait tout ce qu'il y a à savoir pour le moment. Va pour les sauf-conduits et les conditions que ça implique. Ces chiens de la Bregan d'aerthe vont avoir droit à une petite visite de "courtoisie" ! (Il plissa ses petits yeux d'Orc.) J'espère que vous n'avez rien contre leur faire sauter quelques têtes ? Nous avons les moyens de travailler tout en finesse mais je ne tiens pas, en cas d'improvisation, à ce qu'on m'empêche de faire couler le sang. La hache d'un ancien champion est beaucoup trop lourde pour qu'on la retienne lorsque vient le moment de fendre des crânes.

A l'inverse de Vortek, le Capitaine ne se gênerait pas le moins du monde pour déchirer sa laisse avec les dents !

- On peut se relever, maintenant ? gémit une toute petite voix.

Le regard de l'Orc se tourna lentement vers Dwëna, qui en avait vraisemblablement marre de frôler le sol. Il fut secrètement ravi de découvrir que l'ingénieure, d'ordinaire si effrontée dans ses propos, ait perdu un peu de sa désinvolture.

- J'ai les genoux en compote...

- Estime-toi heureuse qu'il n'en aille pas de même pour ton grâcieux petit cul d'humaine, cracha-t-il avant qu'une autre idée salace ne lui passe par la tête. (Nouveau regard vers la Matriarche.) Mon impolitesse est parfois sans bornes, mais elle n'est pas un défaut dans tous les cas de figure. Vous êtes notre invitée de marque dans ce vaisseau, pas vrai ? Alors la moindre des choses serait que je vous propose de faire ripaille ! Ce n'est pas tous les jours que je me retrouve avec une Matriarche à bord. Qu'est-ce qui pourrait bien vous faire plaisir ?

Il pouvait se montrer très accueillant lorsque le croassement de sa hache ne supplantait pas sa grande gueule.

Streeaka en avait dit beaucoup… Et même beaucoup trop. Une alliance occulte entre deux puissantes Maisons de Menzoberranzan visant à renverser la Déesse-Reine ? Si de telles accusations venaient à se savoir, les Prêtresses risquaient bien de tuer Streeaka. Mieux valait une injustice qu’un désordre. Streeaka prenait donc clairement un risque en se confiant autant à ces gens, un risque que beaucoup de ses filles trouveraient excessif. Mais Streeaka était comme ça. Elle n’avait pas à justifier ses choix, ni les risques qu’elle prenait. En tout cas, Eviscéran avait conscience d’une chose : ce que la Matriarche proposait était dangereux. Mais pouvait-il refuser ? Streeaka en avait trop dit. Refuser, c’était prendre le risque que les Z’Ress le traquent et ne s’assurent de son silence… En le tuant, lui, et le reste de son équipage. Streeaka avait passé l’heure des hésitations, l’heure du doute. L’Olympomachie avait eu lieu, et elle avait le pressentiment que le temps manquait. Les Drows représentaient la meilleure ligne de défense contre les forces des Grands Anciens, les Flagelleurs Mentaux qui dormaient dans les tréfonds du monde, et qui s’étaient réveillés.

Eviscéran fit toutefois observer que, s’ils devaient venir sur place, il y aurait sans doute de la casse. Cet avertissement amusa Streeaka plus qu’autre chose, qui sourit doucement.

« Une virée sans Menzoberranzan sans une tuerie manquerait de saveur… Vous n’êtes pas à la surface ici, les règles sont différentes. »

Tout était dit. L’Orc proposa alors à Streeaka de célébrer ce contrat en mangeant avec eux. Streeaka hocha rapidement la tête.

« J’accepte votre invitation, et je vous suis… Commandant ? Capitaine ? Eviscéran ? Je ne sais pas trop comment je dois vous appeler. »

Elle était curieuse de voir s’il était le genre d’hommes à rappeler régulièrement son autorité. Avec quelqu’un comme Vortek, il fallait toujours se méfier.

« Moi, vous pouvez juste m’appeler… Streeaka. Quand nous serons plus intimes, peut-être que vous voudrez m’appeler Maîtresse… »

La Matriarche disait vrai en précisant que les règles de la surface différaient de celles de l'Outreterre. Dans l'équipage, Vortek le savait mieux que tous les autres - y compris le Capitaine lui-même. Il y avait passé un bon moment avant de replonger dans les entrailles de Terra. Mais ça, le Nécromancien se gardait bien de l'ébruiter. Peut-être que Streeaka en avait pris connaissance, ou peut-être pas ? Dans tous les cas, elle ne l'aimait pas et lui non plus. Ce qui leur faisait un point commun, par si rare dans un monde aussi dégueulasse et immoral que le leur.
Eviscéran, lui, tenait à ce qu'aucune ombre ne subsiste au tableau :

- Certains commanditaires sont très soucieux du détail. Ils n'apprécient pas trop quand on laisse des traces. On ne peut pas toujours leur reprocher cette forme d'hygiène, n'est-ce pas ?

L'affaire était entendue. La Matriarche ne comptait pas quitter le navire en marche. Elle avait accepté l'invitation. L'Orc Noir envisageait de lui offrir sa meilleure viande qu'il conservait en stock pour des occasions exceptionnelles. Celle-ci en était la plus belle représentation.
Sans toutefois répondre dans l'instant, le vétéran adressa un signe de la main à ses serviteurs.

- Relevez-vous !

On lui obéit dans la seconde. Dwëna bondit sur ses pieds. Il la pointa d'un doigt chargé d'une vive autorité.

- Tu nous serviras à table.

Cette déclaration la coupa dans son élan. Les yeux de l'ingénieure s'étaient arrondis d'ahurissement.

- Hein ?! Mais... Comment ça ? Mais moi aussi j'ai faim !

- Tu mangeras après. Avec toutes les autres.

- Quel rustaud, ronchonna Shabel à voix basse.

Le regard du Capitaine se braqua sur l'ex-mercenaire.

- Tu la seconderas comme tu sais si bien le faire.

L'ordre parut la secouer.

- C-c'est du grand délire !

- Le vrai grand délire serait d'aller à l'encontre de mes ordres, coupa-t-il avant de porter ses petits yeux sombres sur Nérénie, sa favorite : tu connais ton rôle.

La blonde inclina la tête.

- Oui...

- Tu devras donc t'assurer l'étroite coopération de ces deux-là, dit-il en montrant du pouce Dwëna et Shabel. En cas d'incartade, tu en assumeras les conséquences.

- Je le sais aussi, affirma-t-elle en relevant la tête, l'air de dire "vous ne m'impressionnez pas."

- Alors en piste.

D'un geste beaucoup plus galant, il invita enfin la Matriarche à le suivre.

- Navré pour ce léger contre-temps. (Il avait eu largement le temps de réfléchir aux interrogations de la concernée.) Eviscéran fera très bien l'affaire. Dans ce vaisseau, vous serez la seule à pouvoir m'appeler par mon nom. C'est déjà un privilège, et je veux que vous le compreniez bien parce que, moi vivant, jamais plus je ne saurai appeler personne - quelque soit le contexte - "Maître" ou "Maîtresse".

Du fait de son passé de gladiateur que l'on confondait par trop souvent avec celui d'un esclave alors qu'il n'était encore qu'un challenger comme les autres, le Capitaine avait banni ce mot de son langage. Il préférait de loin l'entendre franchir les lèvres d'une femelle. Les attentes à peine dissimulées de Streeaka le firent tout de même tempérer ses propos.

- Quand nous serons plus intimes, je pourrais bien vous inciter très généreusement à m'appeler par ce titre. Dans le feu de l'action, toutes les femmes mettent leur fierté de côté et finissent par scander des choses qu'elles n'auraient jamais eu l'audace de prononcer autrement.

Ce disant, il en avait profité pour décocher une œillade équivoque à Nérénie. La noble déchue n'avait pas pu s'empêcher de rougir... tout comme Shabel, qui la suivait de près, et qui ne comprenait que trop bien son embarras. Seule Dwëna, qui n'avait pas suivi le fil de la conversation, n'avait pas montré le moindre signe de gêne.

Le groupe passa une nouvelle et lourde porte à l'esthétisme plus que douteux. Un long couloir s'étirait devant eux, avec plusieurs issues latérales qu'ils ignorèrent durant la marche. En raison de tous ces tuyaux qui côtoyaient les angles, il faisait toujours aussi chaud dans les entrailles de la Charteresse...

- J'espère que vous n'êtes pas végétarienne, plaisanta à demi l'orc, ou fongivore ? Un type de ma connaissance, qui m'avait pris à tort pour un "ami" juste avant de commettre l'erreur de sa vie, se plaisait à chanter à tue-tête que vos "semblables de la surface" se nourrissaient exclusivement de verdure. Pareil régime est-il seulement concevable ?

Même sa Poupée d'Or, pourtant douce et bienveillante comme pas deux - sauf avec lui -, ne disait pas non à de la bonne barbaque !

Comme si sa remarque avait stimulé l’orgueil d’Eviscéran, il harangua les femmes autour de lui, leur donnant des ordres, ce qui sembla autant les surprendre que les agacer. Streeaka s’en amusa légèrement, songeant dans un coin de sa tête que les mâles étaient vraiment faciles à manipuler ; ils avaient un égo si mal placé… Néanmoins, elle constata qu’il ne donna aucun ordre à Vortek.

En soi, Streeaka ne détestait pas spécialement Vortek, elle s’en méfiait. Les mâles drows étaient généralement soumis et castrés, mais il existait toujours des rebelles, et la fierté mal placée des mâles les amenait toujours à vouloir se révolter, et à mordre la main qui les nourrit. Seul un fou aurait confiance en un Drow mâle rebelle. L’Orc noir lui confirma également qu’il était bien un ancien esclave, rechignant à se faire appeler « Maître », ou à appeler quiconque par ce qualificatif. Il se montra néanmoins plus badin, en avançant que, au lit, on pouvait l’appeler ainsi. Une allusion sexuelle qui ricochait avec les avances initiales de Streeaka, tandis qu’il la guidait vers une autre section de son bâtiment.

*Quand nous serons plus intimes…*

La question n’était pas de savoir « si » ils seraient plus intimes, mais « quand ». Streeaka le suivit donc, ayant plus de facilités que lui à se déplacer, en évitant de se prendre des tuyaux en pleine tête. Il y avait parfois des jets de vapeur depuis des soupapes d’évacuation. Ils évoquèrent alors la question de la nourriture.

Streeaka ne tarda pas à répondre sur ce point précis :

« Vu mon activité sexuelle intense, j’ai besoin de nourriture solide. Malheureusement, l’Outreterre a bien des qualités, mais pas celui d’élever des pâturages. On mange beaucoup de porc, car les porcs s’élèvent plutôt bien ici. C’est une nourriture de luxe. Des champignons, il y en a aussi, mais les esclaves mangent aussi des plats peu attirants… De la viande de Skaven, du ragoût d’araignée… Moi, je fais importer la viande depuis le Dessus. On peut dire que ma gourmandise est l’une des raisons qui m’amène régulièrement à rejoindre les Surfaciens. »

Elle rajouta ensuite, sur un ton un peu plus sensuel, tout en déplaçant sa main sur le bas du dos de la femme qui était à côté d’elle, Nérénie, effleurant le sommet de ses fesses…

« J’espère que vous avez de la réserve, Eviscéran, car vous allez vite réaliser que je suis très gourmande ! »

Chemin faisant, Eviscéran veillait à ne rien manquer de ce que lui disait la Matriarche. Outre ses activités lubriques qui, au moins, rivalisaient avec celles de l'Orc au meilleur de sa forme, la séduisante Drow parlait de choses intéressantes dont son auditoire n'était pas tout à fait étranger. Entre élevage et nourriture, Streeaka savait de quoi elle voulait parler. Une personne de son statut ne pouvait tout simplement pas se contenter d'une bouffe de sous-fifres. Eviscéran avait prévu le coup ; ses réserves contenaient des produits de contrebande dont Vortek avait pris possession sans faire le moindre bruit.

- La surface compte de nombreux trésors, et de toutes sortes, commenta-t-il en souriant en coin à l'adresse de Nérénie.

La déshéritée faisait de son mieux pour paraître imperturbable, mais s'il lui était facile d'ignorer les remarques de son maître qui ne la ciblaient pas directement, il en allait tout autrement des attouchements des invités. Au sein de ce vaisseau, ses formes autant que sa beauté ne jouaient guère en sa faveur ; on avait toujours tendance à vouloir profiter de son corps en premier. La Matriarche ne dérogeait point à la règle comme en attestait cette main qui tendait à descendre jusqu'à ses fesses rebondies.
Celle-ci rougit légèrement avant de lire un soupçon - quasi imperceptible - d'inquiétude sur le visage de son sombre possesseur.
Hélas pas pour la première fois depuis sa captivité, elle surmonta sa honte et fit ressortir un peu plus son fessier bombé. Ce coup-ci, elle n'avait nullement besoin de regarder le colosse noir pour capter sa jalousie.

- Lors de mes plus jeunes années, j'ai passé beaucoup de temps en cuisine, déclara-t-elle. Je pourrais vous préparer quelque chose de copieux et de délicieux, ma Dame. Un menu à la hauteur de votre statut... pour peu que mon maître veuille bien m'accorder cette liberté.

- Pourquoi te le refuserais-je ?

- Parce que vous ignorez sans doute qu'à la différence de rations militaires ou d'un ragoût préparé à la va-vite, la bonne cuisine demande du temps et de l'énergie.

- Bien envoyé, gloussa l'ex-mercenaire.

En bonne blagueuse, Dwëna se joignit à son hilarité.
Agacé par leur comportement, la capitaine les fessa toutes les deux. Et il ne fit pas semblant, car elles bondirent à la même hauteur tout en poussant un couinement conjugué !

- Ç-ça chauffe ! gémit l'ingénieure malgré la protection de son armure.

Elle était visiblement moins habituée à la violence que son assistance renfrognée.
In extremis, Shabel s'était retenue de lui décocher un "sale brute!" retentissant. La présence de la matriarche rendait la capitaine particulièrement désagréable et cela ne lui avait aucunement échappé.

- Mesurez vos paroles où je vous promets les tâches les plus ingrates ainsi qu'une nuit trois fois plus crevante que de coutume, grogna-t-il avant de trouver une nouvelle idée qui, il se l'imaginait très bien, allait sans doute beaucoup plaire à la Matriarche. Filez vous habiller en conséquence. Je veux vous voir porter les tenues que vous mettez pour le service nocturne.

- Ces fringues de trainées ?! s'insurgea Shabel avant de se dresser face à son capitaine. Et puis quoi encore !

L'Orc l'écrasait de toute sa hauteur.

- Tu contestes mes ordres ?

- J'en ai plus qu'assez de devoir porter ces... ces... frusques obscènes !

La tension était palpable. Les yeux bruns de la soldate soutenaient le regard corsé du capitaine.

- Shabel...

Dwëna craignait le pire, et à juste titre. Par mesure de sécurité, elle prit son assistante par le bras pour la tirer hors de l'espace vital du géant noir. Mais la jeune femme résistait. Elle n'en avait pas l'air mais, en tant que combattante, Shabel était forte.
Pas le moins du monde intimidé, Eviscéran sourit souverainement en déportant son regard sur Nérénie.

- On approche dangereusement de la zone rouge, ma belle petite humaine... Tu sais ce que cela signifie, pas vrai ?

Il n'avait pas besoin de le lui rappeler : la déshéritée s'était glissée entre les deux protagonistes. Sans rien répondre, elle ancra ses prunelles roses dans celles - brûlantes de colère - de Shabel.

- Si tu t'imagines que je vais me dégonfler, toi aussi tu peux aller te- Hmmpppf ?!

Jamais auparavant la noble ne l'avait ainsi embrassée en publique ! Un baiser intense qui tétanisa la guerrière sur place. Sous l'effet de la surprise, Dwëna eut un mouvement de recul.
En voyant cela, les lèvres du capitaine s'étaient étirés en un rictus de satisfaction.
Dans un claquement de langue, Nérénie se détacha de Shabel. Un fin filet de salive reliaient leurs lèvres humides que la noble décrocha en un geste attentionné, qui se soldait par une caresse sur la joue.

- Allons nous changer, décida-t-elle en ramenant ses mains sur les épaules de sa compagne pour, toute de suite après, adresser un regard lourd de sens à l'ingénieure : Toutes les trois, ensemble. Je ne peux décemment pas vous laisser porter seules ce fardeau.

Dwëna paraissait toujours aussi abasourdie.

- Euh... d'accord, oui !

La plus hébétée, Shabel, se contenta d'un hochement de tête avant de se faire conduire, direction les vestiaires, par leur responsable.
Bras croisés sur sa musculeuse poitrine, Eviscéran ne trouva rien à y redire. Enfin, si ! Mais il attendit patiemment qu'elles aient disparu du couloir - non sans les reluquer au passage - avant de souffler grossièrement :

- Toujours le même refrain : quand l'une s'emballe, sa voisine essaye de la reprendre par peur de la punition. Si cette dernière échoue, une autre - plus convaincante - se précipite pour prendre la relève. C'est l'une des raisons pour lesquelles je n'ai jamais ressenti le besoin de les soumettre complètement, de les briser comme des esclaves typiques. Ça, mais aussi parce que je suis incapable de m'entourer de simples gourgandines... les plus fragiles auraient la fâcheuse tendance à crever au lit, gueule et cul ouverts, vous comprenez ?

Sans plus de cérémonie, il l'invita d'un geste galant à continuer ce petit bout de chemin. La prochaine porte était la bonne : elle menait sur une cantine étonnamment propre, avec vue dégagée sur les fourneaux auprès desquels les filles n'allaient pas tarder à réapparaitre... sous leurs plus beaux atours, bien évidemment.

Streeaka assista à une curieuse scène de ménage entre Eviscéran et les trois humaines : Nérénie, Dwëna, et Shabel. Il y avait beaucoup de monde dans ce vaisseau, Streeaka devait donc faire un effort pour retenir les prénoms de chacun. Elle avait palpé les fesses de Nérénie, qui en fut surprise, mais choisit de ne pas la repousser, et au contraire de bomber ses fesses en arrière. Streeaka sourit doucement, en comprenant à ce moment que ces belles femmes devaient sûrement coucher avec Eviscéran. Les Orcs étaient connus pour avoir une solide libido, et, vu le gabarit de celui-là, il ne fallait pas plus de trois femmes au moins pour le sustenter…

*…Ou une Matriarche drow* songea une Streeaka amusée par la situation.

Nérénie le titilla sur la cuisine, et ce fut pour Eviscéran le début d’une curieuse scène de ménage. Silencieuse, Streeaka les observa se disputer, surtout quand Eviscéran leur demanda de porter des tenues visiblement assez obscènes. Shabel, la rouquine, protesta, et Dwëna tenta de la raisonner tandis qu’elle jugeait Eviscéran du regard, se livrant à un duel de regard. Nérénie apaisa alors la situation en coupant Shabel dans ses protestations en l’embrassant avec passion. Streeaka comprit alors que, des trois femmes, Nérénie était celle qui avait sur elles une autorité morale, puisqu’elle arriva finalement à calmer Shabel, en indiquant à elle et à Dwëna qu’elles allaient toutes se changer. Cela sembla aussi apaiser le capitaine, qui tenta de relativiser et de dédramatiser la situation auprès de la Matriarche.

Celle-ci était en soi assez choquée qu’un mâle puisse ainsi commander à des femmes. C’était le signe clair que les civilisations du Dessus étaient décadentes. Si cela devait arriver chez les Drows, Streeaka aurait sans doute puni tout le monde : le mâle pour sa rébellion, mais elle aurait aussi châtié plus durement ces trois femmes pour leur incapacité à dominer le mâle. Au fond, il était assez cocasse de voir que c’était finalement une femme, Nérénie, qui avait résolu le conflit.

« Je me dois de vous avouer que, chez nous, l’idée qu’un mâle puisse asservir une femme est inconcevable. Mais bon, il faut respecter les différences culturelles. Ces femmes portent en elles des siècles de domination masculine toxique, après tout. »

Le féminisme drow était très particulier, et n’avait rien d’angélique. Ils rejoignirent le réfectoire du Barbarium, et Streeaka s’assit à l’une des chaises autour de la table centrale. Difficile de louper la chaise d’Eviscéran, elle était massive et énorme, vu son gabarit. Il fixait une coursive avec une entrée dissimulée derrière un rideau. Streeaka comprit ainsi que c’était par cette entrée que les trois femmes allaient revenir.

De fait, il ne fallut pas attendre longtemps avant que le rideau ne s’ouvre en deux par le milieu, et que les trois arrivent sur une estrade surplombant un peu la cantina, chacune portant une tenue spécifique :

• Tenue de Nérénie :  Image 1 – Image 2 – Image 3,
• Tenue de Dwëna : Image 1 – Image 2,
• Tenue de Shabel : Image 1 – Image 2.

Streeaka sourit doucement en les voyant.

« Voilà de belles tenues,  au moins… » glissa-t-elle, en les observant sans chercher à dissimuler son plaisir.

Le choc des cultures transparaissait aux yeux de la Matriarche. Elle le supportait plutôt bien pour une féministe en puissance. En même temps, la drow n'était pas venue ici, à l'origine, pour tenter de changer quoi que ce fût au fonctionnement de la Charteresse et à sa hiérarchie. L'ancien gladiateur, devenu capitaine, s'imposait en maître auprès de ses délicieuses esclaves qui le lui rendaient bien - sans trop dépasser les bornes.

- Vous jugez par les apparences, selon votre éducation privilégiée et votre propre point de vue, résuma posément le Brise-Monts. Je ne vous jetterai pas la pierre. Vous en avez tout à fait le droit. Sachez néanmoins que Dwëna a grandi chez les nains, en Outreterre, et que ces troglodytes ne sont pas si différents des surfaciens. Comprenez par là qu'elle ne s'est jamais soumise à aucun mâle avant de m'avoir rencontré et d'avoir essayé de m'occire avec ses... patauds d'automates. Une éche - bien évidemment ! - qui lui a valu de devenir mienne comme cette tête brûlée de mercenaire, j'ai nommé Shabel.

La toute première fois, il l'avait prise, vierge après avoir bataillé avec sa combinaison à la con. Le souvenir de ses larmes de petite princesse arrachée définitivement à sa vie de jeune fille lui restait encore. Ça ne l'empêchait nullement de dormir.

- Ne vous y trompez pas : ces trois humaines ont fort caractère ! Elles sont uniques en leur genre. Ce ne sont pas "des siècles de domination masculine toxique" qui ont fait d'elles ce qu'elle sont aujourd'hui, non. (Il gloussa.) Ma main y est pour grand chose ! Je suis leur formateur, et je pourrais tout aussi bien façonner une drow à leur image si l'envie m'en prenait. (Son hideux sourire se fit courtois à l'adresse de la Matriarche.) N'ayez crainte : je n'irais pas piocher parmi les Menzoberranzanniennes. Loin de moi l'envie de vous manquer de respect, à vous et aux vôtres.

Suite à quoi le duo avait pris place dans le réfectoire. La place de l'ex-champion était toute choisie - personne d'autre que lui n'avait le droit d'y poser un cul. Outre la taille aberrante du siège, il était orienté de sorte à pouvoir surveiller les allées et venues depuis un couloir étroit où les esclaves étaient souvent amenées à défiler en son honneur - ou auprès de celui d'un invité de matraque, comme Streeaka Z'Ress, par exemple.
C'est dans cet ordre que Nérénie, Dwëna et Shabel avaient bel et bien fini par se montrer en bousculant les rideaux !
La première portait une sorte de bustier noir, en cuir et en dentelle, avec des bas assortis. Une tenue provoquante qui faisait merveilleusement bien ressortir ses formes plantureuses et l'éclat de ses cheveux blonds.
La seconde possédait une veste en cuir sombre avec un décolleté inversé barré de gros lacets. L'héritière du savoir nain semblait mal à l'aise avec cette culotte en cuir, coupée comme un string, dont la fine bretelle lui rentrait dans les fesses...
La dernière n'en démordait pas avec sa tenue pour le moins aérée. Composée exclusivement de lanières et d'anneaux, elle exposait son corps au moindre courant d'air. Ironiquement, ses jambes de soldates étaient les mieux "protégées" avec ce collant qui les lui gainées.
Nérénie s'efforçait toujours de rester digne malgré sa condition ; Dwëna, rouge comme une pivoine, réajustait sans cesse ce sous-vêtement qui lui démangeait le cul ; Shabel, quant à elle, regardait ailleurs ou fermait carrément les yeux dans l'espoir de ne pas croiser le regard de son maître ou de son invitée au risque d'exploser de frustration.
Le commentaire de la Matriarche, tout comme la vue de ces "dames", rendit le pantalon du Brise-Monts encore plus étroit qu'il ne l'était déjà.

- N'est-ce pas ? A l'origine, c'était une idée de Véfa. (Il eut un sourire mauvais.) Elle sait lire dans le cœur des gens. Son petit côté démoniaque n'en devient que plus flagrant. (Il eut un regard à l'attention de la Matriarche.) Vous auriez tort de la mésestimer à cause de son lignage insolite. Elle sait se rendre utile à bien des occasions. Et c'est une  grande gourmande , elle aussi.

Il ne jugea point nécessaire d'en rajouter une couche. Du regard, il suivit le trio féminin qui se déplaçait en direction des fourneaux. Il observait avec grand intérêt leurs jambes élancées, les tremblements alléchants de leurs fesses à chaque fois qu'elles posaient un pied devant l'autre. Il guettait également le roulement de leurs hanches, l'harmonieuse courbure de leur dos, le ballotement de leurs seins. En revanche, il ne se souciait pas du tout de leurs expressions faciales. Qu'elles boudent, grognent, se mordent les lèvres ou versent des larmes... le capitaine s'en fichait comme d'une guigne !
En revanche, il avait grand soif.
Eviscéran leva une main et claqua des doigts.
Dwëna, en stress, sursauta comme si elle s'était prise une tape sur le cul. Nérénie, qui avait su conserver son masque, tourna lentement la tête vers lui. Renfrognée au possible, Shabel faisait mine de regarder droit devant elle. Elles s'étaient toutes - sans exception - arrêtées de conserve pour écouter ce qu'il avait à dire.

- Amenez-nous à boire, ordonna-t-il avant de décocher une œillade à la Matriarche et d'ajouter : Ce que nous avons de plus fort.

La noble déchue hocha la tête et conduisit les autres à l'endroit où étaient stockées les bouteilles. L'ex-mercenaire serra les poings durant tout le trajet. L'ingénieure, toujours aussi rouge de visage, s'efforçait de prendre sur elle, de serrer les fesses et, surtout, de ne plus toucher à son inconfortable culotte.
Quand elles eurent fini de choisir, toutes les trois revinrent auprès du capitaine et de son invitée de marque avec quelque chose dans les mains. Avec une aisance remarquable, elles disposèrent soigneusement et promptement le tout sur la table.

- Avec ceci ? demanda poliment Nérénie une fois qu'elles eurent fini de les servir.

Parmi les trois filles, elle était clairement la mieux faite de sa personne. Ni trop musclée, ni trop fine. Une peau parfaite. Des cheveux d'un blond angélique. Un postérieur et une poitrine de reine - aussi royal que l'était son port. La déshéritée avait absolument tout pour plaire mais ne semblait aucunement s'en soucier.

Streeaka dut bien admettre que ces trois femmes étaient bien habillées. Elle sentait une certaine fierté chez Eviscéran. Il avait insisté sur le fait que ces femmes étaient fortes, et qu’il les avait soumis, non pas en raison d’une infériorité sexuelle, mais par ses performances, et lui assura qu’il pourrait aussi la soumettre. En un sens, Eviscéran raisonnait comme les Drows, en se fondant sur la puissance, et en étant lucide. Les rapports sociaux ne vivaient que sous le prisme de la domination. Streeaka était curieuse de voir comment Eviscéran s’en sortirait au lit. Mais, pour l’heure, elle observa surtout le trio de femmes, consciente que, d’une manière ou d’une autre, elle allait coucher avec ces trois-là. Eviscéran marqua son avantage, et ordonna à Nérénie, la belle noble déchue, de leur apporter une boisson forte. Celle-ci revint vers le duo, tandis que Streeaka observait également Dwëna. Elle portait une tenue séduisante en cuir, comme pour renforcer son côté libre, dominante, celle qui avait grandi parmi les nains. Elle était vraisemblablement l’ingénieure du Barbarium, et Streeaka soupçonnait qu’elle ait joué un rôle déterminant dans la conception de ce véhicule.

*Les nains travaillent depuis longtemps sur des foreuses automatiques pour creuser des galeries profondes… De là à imaginer un véhicule qui se déplace ainsi, il n’y a qu’un pas à franchir.*

Nérénie revint vers eux, en compagnie de Dwëna et de Shabel, leur remettant chacune un verre d’alcool. Un liquide fort s’y trouvait. On posa également des bouteilles pour diluer l’alcool. Streeaka n’avait pas un foie en acier.

« Asseyez-vous avec nous, voilà ce que je veux. »

Les trois femmes ne purent qu’obéir, mais il n’y avait que deux autres chaises. Streeaka sourit devant Shabel, et lui fit signe de venir s’asseoir sur elle. Shabel ne put donc qu’obtempérer, et Streeaka lui caressa les hanches, ses doigts glissant sur ses lanières en cuir.

« C’est toi qui as apporté les cocktails, donc à toi de m’offrir du bon vin. Si je bois cet alcool non dilué, je risque d’avoir besoin d’un apothicaire très rapidement. »

Streeaka n’était pas folle, ni stupide. Les alcools trop forts n’avaient de plus aucun goût, ils servaient surtout à des fins médicales, pour désinfecter et panser des plaies. Pour les boire, il fallait fortement les diluer. Tandis que Shabel s’appliquait, Streeaka l’embrassa dans le creux du cou, la faisant sursauter, tandis que la Drow s’amusait à tirer de temps en temps sur les lanières de sa tenue.

« Alors, les filles, d’après votre capitaine, vous êtes trois têtes brûlées. Pour autant, quand il donne des ordres, vous obéissez sagement. Vous ne m’avez pas l’air d’être battues, donc… Je me demande jusqu’à combien de fois il vous fait jouir quand il vous baise, car il a l’outrecuidance de croire pouvoir dominer une Drow comme moi. »