The Multiversity

Assise dans son temple, Nebethysia attendait de savoir qui serait la prochaine personne à passer sous son jugement et sa lame. Elle était entourée de quelques-uns de ses animaux, qui la prévenaient afin qu’elle puisse se déplacer en conséquence. Vêtue comme toujours de sa simple tenue de Déesse, elle n’attendait aucune visite : nul ne venait jamais dans son temple… Celui-ci n’avait été construit que pour lui offrir un lieu de repos et rassembler sous son contrôle tous ses animaux.

En milieu de journée, l’un d’eux lui annonça qu’elle devait se rendre à l’Oasis, là où se trouvait sa cousine Neferita. Cette dernière était discrètement surveillée par son plus fidèle compagnon, le premier qu’elle avait transformé. Elle avait confiance en tous ses serviteurs, mais lui portait une mission plus importante : avertir sa maîtresse si sa cousine rencontrait le moindre problème, afin qu’elle puisse intervenir. Neferita ignorait totalement l’existence de Nebethysia, et ne savait pas qu’elle était ainsi « surveillée » contre son gré. C’est ainsi que Nebethysia apprit l’existence d’un futur mariage. Elle n’allait pas recevoir d’invitation, car elles ne se connaissaient pas. Comment aurait-elle pu se présenter à une telle cérémonie sans prévenir ? Elle aurait été immédiatement chassée, même si elle clamait être la cousine de la demi-Déesse.

Elle créa alors un portail grâce à son pouvoir pour rejoindre une personne à l’article de la mort. Entre-temps, la faucheuse changea de forme pour endosser celle de son « travail » : elle revêtit une longue robe noire traînant au sol, un voile cachant sa chevelure, une ceinture de bijoux. Sa lame apparut dans ses mains, comme elle l’avait ordonné. Sur place, elle découvrit un homme poignardé, qui se vidait de son sang. Aussitôt, ses yeux le jugèrent indigne de devenir son serviteur : il ne méritait que le jugement qui l’enverrait dans l’au-delà. Dans un silence absolu, sa lame s’abattit sur l’homme, mettant rapidement fin à ses souffrances. Après cela, elle reprit son apparence de Déesse et décida qu’il était temps de se présenter à sa cousine et d’observer sa réaction.

Marchant dans le sable, elle arriva à proximité d’un grand bâtiment. Là, elle fut rejointe par un chacal : celui qui surveillait Neferita. Elle le caressa pour le féliciter de son travail accompli. Inutile de parler avec lui : leurs pensées se mêlaient naturellement. Il lui indiqua que la personne qu’elle cherchait se trouvait à l’intérieur. Elle décida donc d’y entrer, suivie de son animal.

Elle fut arrêtée par quelques gardes qui lui demandèrent la raison de sa présence. D’une voix autoritaire et grave, elle leur répondit. Nebethysia n’était pas une Déesse qu’on pouvait défier impunément : elle éleva la voix, presque jusqu’au cri, afin d’être entendue depuis l’intérieur.

— Je suis ici pour rendre visite à ma cousine Neferita ! Alors écartez-vous si vous ne voulez pas voir une Déesse en colère… surtout moi.

Nebethysia avait menacé les gardes afin de pouvoir entrer et voir sa cousine, avant que celle-ci n'arrive devant elle. Elle soutint son regard : elle n'allait pas faiblir face à elle. Son regard était froid pour le moment, même si, au fond d'elle, c'était un plaisir de la voir. Elle lui demanda de se présenter et de dire qui elle était pour oser prétendre être sa cousine. Elle ajouta aussi qu'elle ferait mieux de se présenter avant d'être bannie d'ici. Un rire monta aux lèvres de la Déesse — se faire bannir d'un lieu, ce n'était pas possible : elle voyageait dans le monde pour faucher des âmes.

— Une déesse, oui, mais le problème, c'est que je suis une faucheuse. Mes parents sont Anubis, le dieu de la mort, et la déesse Isis, qui m'a transmis un pouvoir autre que la mort, comme mon père l'a fait. Je connais aussi l'histoire de ta naissance, Neferita. Je viens ici pour enfin te rencontrer en personne ; je n'ai aucun lien avec ton géniteur.

La faucheuse fit attention de ne pas mentionner le dieu Râ ni de dire « père », car elle savait, d'après son animal, le chacal à côté d'elle, que ces deux mots pourraient provoquer un conflit inutile. Elle pesait ses mots pour éviter une guerre qu'elle ne souhaitait pas : ce n'était pas ainsi qu'elle comptait créer un lien avec sa cousine.

— Je ne me présente jamais comme une déesse, car personne ne vénère une déesse qui fauche des âmes et dont le temple n'accueille personne ; c'est un lieu réservé au repos de mes serviteurs animaux. Mon nom est Nebethysia, ta cousine. Je suppose que tu as déjà vu Sutekh — je l'ai deviné à ton regard. Rien ne m'échappe, surtout à mon âge, vois-tu.

La divinité resta à sa place, attendant de voir la réaction de sa cousine pendant que le chacal courait vers elle. Par instinct, il cherchait juste à calmer les choses pour que sa maîtresse puisse enfin rencontrer Neferita tranquillement. Il connaissait son caractère : étant avec elle depuis plus de deux mille deux cents ans, il savait qu'elle pouvait se montrer trop directe avec les autres et qu'elle ne supportait pas d'attendre.

— Je m'excuse d'avoir ri ; je n'ai pas l'habitude d'être retenue par quelqu'un, car je croise rarement des personnes vivantes. Vu que je suis faucheuse, je viens prendre la vie des autres, ou bien je les transforme en animaux pour m'aider dans ma tâche. Sutekh en fait partie ; c'est même le premier que j'ai transformé, à vrai dire. Il est fidèle comme tous les autres, mais bien plus encore.

Pour éviter d'envenimer les choses, Nebethysia fit exprès de ne pas dire qu'elle avait demandé à Sutekh de surveiller Neferita : celle-ci pourrait mal le prendre. Elle le lui dirait bien plus tard, et le laisserait auprès d'elle pour qu'il continue sa tâche.

La façon dont sa cousine lui parlait ne l’atteignait pas ; avec son âge, elle avait appris que laisser quelqu’un s’exprimer ainsi était la meilleure chose à faire. Elle prit un ton neutre pour répondre, sans détourner le regard.

— Je viens de faucher une âme pas loin d’ici, et je me suis dit qu’il était peut-être enfin temps que je vienne te rencontrer. Je fais partie de ta famille et, à mes yeux, il était temps que je vienne me présenter.

Nebethysia regarda sa cousine faire signe aux gardes pour qu’elles puissent entrer. Voyant le geste de Neferita qui lui indiquait de la suivre, elle s’exécuta, passant entre les gardes sans un mot. La faucheuse observa le couloir, qui contrastait avec son temple sombre et sans vie... Pendant ce temps, le chacal les suivait et prenait « possession » des lieux comme s’il n’avait jamais eu le droit de le faire auparavant. Pour l’instant, on aurait dit qu’un silence de mort régnait entre les deux divinités, jusqu’à ce que Neferita le brise. Elle parla de Sutekh, disant qu’il était le seul dans l’Oasis, puis lui demanda qui l’avait envoyée pour la surveiller. Sa voix était froide et claire lorsqu’elle posa la question. La franchise de Nebethysia fut simple, tout en soutenant le regard de la demi-déesse.

— Il n’est pas là seulement pour te surveiller ; il veille sur toi depuis plus de mille ans. Il t’a suivie dans l’ombre. À la base il ne devait pas se montrer, mais je vois qu’il voulait bien exécuter les ordres de sa maîtresse : te savoir en sécurité. Je ne savais pas quand je pourrais venir te rencontrer avant aujourd’hui. La mort ne se repose jamais, donc la faucheuse non plus. Je suis avertie par des animaux qui étaient d’anciens mourants, auxquels j’offre une deuxième vie. Sutekh est le premier, et le plus fidèle à moi. Mes parents m’avaient dit que je jouais un jeu dangereux en faisant cela, mais c’était plus fort que moi. Certaines personnes de la famille peuvent devenir des alliés, d’autres des ennemis qu’on voudra détruire.

Le ton de la déesse resta neutre, comme si elle n’avait que très peu de sentiments — ce qui était plus ou moins faux : elle ne savait juste pas comment les utiliser. Son devoir de faucheuse l’avait rendue moins sensible avec le temps...

Des piques, voilà ce que recevait Nebethysia depuis le début, mais cela ne l’atteignait guère. Les années passées à faucher des âmes avaient émoussé certains de ses sentiments, et elle comprenait la réaction de Neferita. Elle s'arrêta lorsque celle-ci fit de même, l’observant passer ses doigts sur les gravures. Encore une remarque piquante de sa cousine… Un souffle discret s’échappa de ses lèvres.

— Je suis venue parler avec toi, pas me battre ni me faire rabaisser. Et arrête ton petit jeu, cela ne marchera pas avec moi.

La Faucheuse n’était pas dupe. Elle avait perçu la fausse douceur dans la voix de sa cousine dès le début. Ce n’était pas nouveau : elle avait déjà entendu ce ton chez des morts qui imploraient une seconde chance. Elle préférait donc que les choses soient claires entre elles. Ainsi, elle acceptait de recevoir tous les piques, mais voyait bien que Neferita cherchait à manœuvrer quelque chose plutôt qu’à simplement se présenter. Alors qu’elle s’apprêtait à parler, une servante entra. Nebethysia attendit son départ pour reprendre. Elle avait remarqué le contraste dans le comportement de sa cousine : douce avec elle, différente avec sa domestique. Elle savait cacher son jeu à merveille.

— Je voulais venir plus tôt, mais mes parents s’y sont opposés, craignant ta réaction à mon égard. Oui, j’ai mis mille ans à venir, à me présenter à toi, car j’ignorais comment tu allais réagir. Et je vois que les choses commencent déjà bien mal.

Ses paroles, tout comme son ton, étaient empreints de franchise. Cela se lisait aussi dans son regard. Elle aurait voulu poursuivre, mais fut interrompue par un geste. Sa cousine parla de loyauté, qu’elle décrivait comme une vertu qui se cultivait, et non comme une promesse de rédemption. La patience de Nebethysia commençait à s’éroder. Si Neferita voyait les choses ainsi, soit. Elle-même avait sa propre conception, forgée par une expérience bien plus longue.

Sa cousine fit signe de la suivre, précisant que si elles devaient discuter, ce serait mieux autour d’un verre de vin — surtout si elles comptaient dire la vérité. Un long soupir franchit les lèvres de la Faucheuse. La journée s’annonçait longue, surtout si Neferita ne faisait aucun effort. Elle attendrait qu’elles soient installées pour expliquer son point de vue sur la loyauté. Peut-être que sa cousine ignorait que ce lien était en réalité un don offert par sa mère à sa fille, pour qu’elle ne se sente pas seule dans son temple. Car la mort, la plupart du temps, vivait dans une solitude implacable, accomplissant son labeur sans fin...

Suivant Neferita dans un silence pesant, elle attendait d’arriver sur le lieu où elles discuteraient autour d’un verre. Elle ignorait encore comment cette entrevue tournerait, mais pour l’instant, tout semblait bien mal engagé.