Les éclairs dansaient autour d’Alice comme des serpents d’or. Son regard était fixe, implacable, tandis que sa lame, tendue vers
Cern Voskarn, s’illuminait dans la brume. Des pierres enchantées incrustées dans la garde pulsaient d’une lumière froide, puis un arc électrique fulgura depuis la pointe de la lame, frappant Cern de plein fouet.
Le choc fut brutal.
La cuirasse de Cern craqua sous l’impact, projetant des éclats métalliques et des filaments d’énergie violette. Le souffle coupé, le commandant sylvandin fut arraché de sa posture, projeté en arrière comme une poupée brisée. Seule la sangle de cuir qui le reliait à sa monture lui évita une chute immédiate dans les flots rugissants.Mais il n’eut pas le temps de remercier sa bonne étoile.
Un rugissement abyssal fendit l’air — Fenduin, le deuxième dragon d’Alice, surgit des nuées comme une étoile filante de flammes et de rage. Sa gueule béante, hérissée de crocs ivoirins, s’abattit sur la wyverne de Cern avec une violence cataclysmique. Le cri de la bête fut court. Sa colonne vertébrale se brisa en trois, ses ailes se déchirèrent comme du tissu, et son sang, noir et épais, éclaboussa le ciel comme une pluie funèbre.
La wyverne se désintégra dans une explosion de chair, et Cern chuta.
Son corps plongea dans le vide, filant entre les deux dragons en une spirale incontrôlée. Le vent sifflait dans ses oreilles, sa vision se troublait. Mais ses doigts tremblaient encore de lucidité. Il tira sur la chaîne qui pendait à son cou et brisa le petit pendentif d’ambre suspendu à son armure. L’éclat se dissipa dans une fine poussière bleutée, une bulel de forma autour de lui… et sa chute ralentit brutalement, comme si l’air lui-même s’était épaissi autour de lui. Ses jambes se balançaient dans le vide, sa respiration était haletante.
Un sifflement familier fendit les airs. Une chevalière wyverne. Sa créature piqua depuis la couche nuageuse, ses serres tendues, son regard fixé sur le Vieux Griffon. Elle frôla la surface de la bulle de flottaison avant de remonter en flèche et, dans un déploiement de puissance maîtrisée, attrapa Cern en vol par le harnais de son armure.
Cern se balança un instant, heurté par la reprise, puis remonta en selle avec une grimace de douleur. Il avait les côtes en feu, son armure enfoncée, et du sang coulait de ses tempes. Mais il était vivant. Il entama un sourire carnassier en regardant
Fridg, sa fille et chevalière wyverne qui était venu la secourir.
"Voilà qui est excitant...kof..." Il cracha un peu de sang, et sentit son coeur palpiter à tout allure à cause de la décharge électrique.
"Je suis trop vieux pour tout ça...quel est le bilan, chez nous ?"
"Il ne reste que moi, le jeune Jayro et Brodig. Sa wyverne semble mal en point..."
"Hum ! C'est donc une situation catastrophique que nous avons là..." Souria le mercenaire.
Puis il se tourna vers la Reine, et vit la peur dans les yeux d’Alice. Son dragon avait perdu connaissance, et s'en alla tomber au loin.
"On la poursuit ?" Demande sa fille.
"Hum...le contrat était de neutraliser les dragons, le reste, ce n'est plus de notre ressort."
Il jeta un oeil au dernier dragon qui continuait à se battre, fermant la fuite aux soldat d'Aujurius. Cern observa au loin du pont, et souria.
"Dépose moi, ma wyverne c'est fait broyer. Continue d'harceler ce dernier lézard. Soit prudente ! Le but est de l'occuper. Tu as encore la fiole de flamme spectrale ?"
"Oui. Je ne l'ai pas encore utiliser."
"Bien. Griffe le avec, cela suffira à étouffer ses flammes. C'est une sacré invention que nous a fourni le baron...Ne tente aucune manoveure périlleuse, on a déjà assez perdu de petit gars."
Sur ce, Fridg s'en alla déposer son Père au loin, avant de reprendre la coordination des attaques sur le dragon avec les deux restant de leur troupes.
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Sur le pont.
"Rafles d'archers ! Boucliers levés !"
Les légionnaires répondirent avec une détermination sans faille, et levèrent leur bouclier en rythme. Les flèches d'arcanes brisèrent certaines de leurs défenses, mais la plupart tenirent bon.
Le souffle brûlant de Fenduin balayait l’arrière du pont, laissant derrière lui des flammes vives qui léchaient les poutres et les cadavres fumants. Le ciel était obscurci par les cendres, et l’air empestait la suie, le sang et le métal chauffé à blanc. En contrebas, la légion d’Aujurius, engoncée dans la nasse des flammes et des palissades magiques, haletait.
Aujurius, le regard dur, la respiration hachée, se tenait encore debout, son plastron noirci par les fumées. À ses côtés, Judius, un vieux centurion borgne, le visage buriné par les années, se mit à rire d’un ton rauque malgré la situation :
"Par les os de Magnus, Légat… On dirait qu’on s’est trompé d’époque. C’est pas une guerre, c’est un foutu concours d’élémentalistes. "
Aujurius esquissa un sourire fatigué, sans lâcher du regard les murs qui les enfermaient.
"Le conflit des deux couronnes semblait si simple à coté. Des armées en ligne, des cohortes, que des choses que l'on connait bien. Ici, des dragons, des vieux bonhomme en toge qui psalmodie des murailles... "
Il posa une main sur l’épaule du centurion.
"Mais tu sais quoi, vieil ami ? C’est parfait. Je n’ai jamais voulu mourir vieux. J’ai toujours rêvé que mon nom reste gravé sur les tablettes. Si cette guerre est notre tombeau, alors qu’elle soit glorieuse."
Autour d’eux, les légionnaires s’agrippaient à leur formation, haletants, les boucliers couverts de cendres, mais le regard toujours fixé en avant. Ils étaient fatigués, encerclés, et pourtant, la flamme ne s’était pas éteinte.
Un grondement se fit alors entendre. Un hurlement de pierre brisée.
De gigantesques rochers, s’écrasèrent contre les murailles qui les isolaient, provoquant des gerbes de débris et des secousses sous leurs pieds. Les murs, bien que solides, tremblaient désormais de toutes leurs fondations. Ces rochers venaient des puissants onagres Vériniens. Certains étaient encore debout.
Derrière eux, le cor noir résonna. Un souffle profond, grave, comme le rugissement d’un dieu oublié. Le cor noir, c'était le lancement de la charge général.
À travers les flammes, les dernières cohortes, celles de réserve, les vétérans blessés, les jeunes encore pâles, et même l’artillerie de fortune rescapée du premier assaut avancèrent. Ils n’avaient plus de voie de retraite. Alors ils choisirent l’offensive.
Les flammes se refermaient derrière eux. Devant, les murs de pierre cédaient sous les assauts répétés des impacts. Une fissure apparut, puis une autre, puis une partie du mur s’effondra dans un tonnerre de roche.
Aujurius se dressa sur les ruines fumantes, le glaive levé, et hurla de toutes ses forces, défiant le mage du corps de garde :
"Loriot ! La magie n’est qu’un feu de paille face à la discipline, à l’ingéniosité et à la volonté des Légions de Novae Vérinis !"
Et dans un fracas de métal et de cris, il lança l’assaut.
Les cohortes chargèrent, unies, droites comme des lances, hurlant leur serment au milieu des flammes et des ruines. Ce n’était plus une bataille. C’était une offrande de chair et d’acier aux dieux de la mort.
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Plus au loin.
Le hameau montagnard n’était plus qu’un souvenir en flammes. Les toits de chaume s’étaient écroulés sous les coups de masse, les tonneaux de grains déversés dans la boue, et les rares villageois assez fous pour résister gisaient maintenant, enchaînés ou morts, au pied des murets de pierre.
Finusia, casquée, son glaive de cavalerie encore dégoulinante, observait la scène avec un détachement glacial. Elle n’était pas là pour le sang, mais pour les vivres.
"Chargez les sacs. Et brûlez ce qui reste." ordonna-t-elle sans lever la voix.
Mais soudain, un rugissement sourd fit vibrer la vallée entière.
Un cri de bête, mais d’une intensité qui fit même reculer les chevaux. Le sol trembla. Un souffle putride, charriant des odeurs de soufre, de cendres et de sang cuit, s’étendit comme un voile. Finusia releva brusquement la tête. À travers les arbres décharnés du flanc nord, un monstre écailleux s’effondra. Un dragon. Et pas n’importe lequel. Il dévalait la pente comme une montagne prise d’assaut par la gravité, renversant pins et rochers, traînant sa carcasse fumante sur des centaines de mètres avant de s’échouer dans un champ au creux du vallon. Des volutes noires s’échappaient de sa gueule entrouverte. Sa chair était brûlée, éclatée, sa respiration sifflante.
"Par les seins de la Mère de Guerre…" murmura Finusia, les yeux écarquillés.
Elle n’avait jamais vu un dragon. Jamais vu un dragon blessé. Et jamais rêvé en voir tomber un.
"À cheval ! On descend. Vite." lança-t-elle à ses guerrières, déjà en train de seller.
La petite troupe de légionnaires de choc descendit en file rapide vers le vallon. La vapeur et la cendre leur fouettaient le visage, l’air était irrespirable. Le dragon n’était pas encore mort. Ses flancs se soulevaient par à-coups. Et là, juste au pied d’un arbre brisé… une femme inconsciente. Son manteau était riche. Ses doigts ornés de bagues royales. Une épée magique était à ses côtés. Finusia plissa les yeux. Elle ne reconnaissait pas ce visage, couvert de suie et d’ecchymoses. Mais elle sentait qu’elle était précieuse. Trop précieuse pour être une villageoise.
Elle sauta de cheval, s’accroupit à côté d’elle, la retourna.
"Qui que tu sois… tu ne sens pas la paysanne."
"Centurion ! » appela une voix plus loin. Une des légionnaires, l’oreille contre le sol rocailleux, se releva, le visage tendu.
« Une troupe. En approche rapide. Des sabots… peut-être cent, deux cents cavaliers."
Finusia jura.
"On part. Chargez-la sur mon cheval, ligotez-la."
Alice, inconsciente, fut solidement attachée à la selle de Finusia, la tête ballottant mollement au rythme de la course. La troupe s’éloigna en urgence, dévalant des sentiers escarpés vers l’est, laissant le dragon derrière eux, fumant et seul dans sa propre fin. u loin, ils aperçurent les hauteurs de Rive-Bougre, et la fumée noire des combats. Les bannières sylvandines flottaient autour du château… encerclé. Finusia jura une nouvelle fois. Et alors, le cor bleu retentit. Un son profond, ancien. Un écho qui fit geler le sang de ses femmes.
Finusia freina son cheval d’un coup sec, sidérée.
"Le cor bleu ? Déjà ? Impossible…"
Elle tourna la tête vers l’ouest. Sur une corniche, les éclats d’armes s’entrechoquant annonçaient une bataille secondaire. Une cohorte de Vériniennes affrontait une escouade ennemie.
Demora.
Finusia n’hésita pas. Elle fit virer son cheval et fonça dans cette direction, sa troupe à sa suite. Demora, en pleine mêlée, la reconnut aussitôt. Sa chevelure sanglante flottait sous son casque. Elle taillait dans l’ennemi avec une efficacité presque froide.
"Finusia !" cria-t-elle.
"Qu’est-ce que…"
Son regard se posa sur la femme inconsciente attachée à la selle.
"Par les Enfers… c’est elle ? C’est la Reine ?"
"La Reine ? Je l’ai trouvée au pied d'un dragon. Il agonisait."
Demora pâlit.
"Qu'est ce qu'il se passe donc sur ce pont ? Tss...nous, ici nous sommes arrivés trop tard. Tout est allé trop vite. Le cor bleu a sonné. Nous devions les prendre à revers… maintenant il faut fuir."
Sans perdre un instant, les deux troupes filèrent dans les galeries souterraines que la cohorte de Demora venaient d'emprunter. À l’entrée d’une cavité étroite, une Vuldarienne psalmodia. Ses yeux brillèrent d’un éclat surnaturel. Puis elle posa sa paume sur la roche. Le sol trembla, et un pan entier de montagne s’effondra, bouchant la galerie d’un amas de pierres compactes. Personne ne les suivrait par ce chemin.
Elusine, haletante, jura en frappant du poing sur la pierre.
"C'est pas vrais ! Encore dans ces maudits tunnels ! Alors que nous sœurs se battent sur les murailles !"
"Silence Elusine !" Lui rouspeta sa centurion.
"Tu as entendue comme moi, le cor bleu. Nous devons nous regrouper."
Sa championne grinça des dents, alors que Demora se rapprocha de la Reine ligotée. Elle l'observa un moment.
"Oui, c'est un sombre jour pour nous. Mais...nous avons peut-être une carte à jouer. En avant, cohorte, on avance au pas étouffé. Vous savez mieux que moi les dangers de ces galleries."
Que s'était il donc passé sur les murailles de Rives-Bougres ?
La cour intérieure n’était plus qu’un champ de ruines, saturé par les cris, les flammes et le martèlement des armes. Autour des trois figures centrales, les légionnaires Vériniens et les troupes sylvandines s’affrontaient avec une sauvagerie sans retenue. Mais à l’instant, toute l’attention semblait captée par le duel monstrueux qui s’y déroulait.
Tywill se tenait là, poings nus, l’armure cabossée, le heaume ruisselant de sueur et de sang. Face à lui, deux des plus redoutables guerrières de la légion Vérinienne :
Félucia, la furie en hallebarde, et
Nashak, la cheffe des Narseïdes, encore haletante, le coin des lèvres crachant un filet de sang noir.
Et pourtant, malgré la désarmement apparent de Tywill, il tenait le terrain comme un colosse, les retenant toutes deux par sa seule présence.
Il écarta les bras. Son plastron luisait. Ses mains levées crépitaient.
Dans un grondement semblable à celui d’un ciel de tempête, un dôme d’électricité explosa autour de lui. Des éclairs en arcs serrés fusèrent, fouettant violemment les corps de
Nashak et
Félucia. Cette dernière hurla, projetée en arrière, fumante, son armure criblée de brûlures. Nashak, elle, ploya les genoux… mais tint bon. Le courant parcourait ses veines, son sang grondait, sa chair fumait, mais ses dents restèrent serrées.
Les muscles bandés, elle planta un genou au sol, les yeux fixés sur Tywill, qui s’éloignait à grandes enjambées vers son marteau, planté comme une stèle au milieu des gravats.
" Non… "
Elle rugissait plus qu’elle ne parlait. Un râle primitif, viscéral, animal.
"Non, tu ne le toucheras pas…"
Elle bondit. Une dernière charge. Sa hache en main, le corps encore parcouru d’étincelles, elle hurla comme une ouragan.
"MEURS CONNARD !"
La hache siffla dans l’air, et Tywill, surpris par la résurgence de cette adversaire qu’il croyait abattue, tenta un mouvement de recul. Mais trop tard. Le fer mordit sa cuirasse, s’enfonça dans les anneaux, et déchira la chair.
Il gronda, recula d’un pas. Le choc l’avait atteint. Du sang ruissela sur son plastron, teintant l’or et l’acier d’un rouge profond. Nashak souriait. Elle y croyait.
Elle ouvrit la bouche pour une raillerie triomphante, mais elle n’eut pas le temps de parler.
Tywill, le visage figé dans une expression retenue, venait de récupérer son marteau, et le fit tournoyer. Le poids démentiel de l’arme fusa dans l’air, et la masse s’écrasa violemment sur le crâne de Nashak.
Un bruit mat, comme celui d’une citrouille brisée.
La chef orc fut projetée en arrière, son regard figé, son sourire encore inscrit sur ses lèvres même au moment où sa boîte crânienne explosait. Elle tomba, comme une statue qui se brise, un éclat de cervelle encore accroché à sa hache.
Silence.
Félucia, à demi redressée, les yeux rougis par la foudre, vit la scène. Son cœur se serra. Tywill, lui, haletait, un genou à terre, son marteau à ses côtés, la poitrine secouée de spasmes. Du sang s’échappait lentement de sa blessure. Il leva la tête, fixa Félucia avec une grimace presque satisfaite. Une de moins.
Du haut de la tour principale,
Cyra observait la scène comme une maîtresse d’échecs contemplant son échiquier brûler. Son visage, impassible, trahissait une concentration extrême, mais son regard d’acier, lui, révélait une rage froide. Elle avait vu Nashak chuter. Elle avait vu Tywill, ensanglanté mais encore debout, brandir son marteau comme un totem de victoire. Et elle avait vu Félucia… tomber dans le piège. Quitter les murailles. Abandonner sa position pour plonger dans un duel d’orgueil. Résultat : les Sylvandins, galvanisés par leur roi, avaient investi les murs.
"Non, cela ne va pas. Trop de choses ne vont pas depuis le début de cet assaut." murmura-t-elle, d’un ton glacial.
Elle leva deux doigts. Une exécutrice, au visage peint de cendre et de sang, s’approcha.
"Fais sonner le Cor Bleu. Tout de suite."
Un battement. L’exécutrice hésita. Car le Cor Bleu… c’était le signal de la retraite générale. De la reddition du terrain. De l’échec. Et chez les Sœurs d’Acier, ce mot n’existait pas. Mais Cyra tourna légèrement la tête. Et ce simple mouvement suffit à faire comprendre que la discussion n’était pas permise.
Alors, l’exécutrice empoigna la longue trompe d’azur, dressée sur son trépied d’argent, et souffla. Un hurlement spectral déchira l’air. Un cri strident, suraigu, qui semblait surgir non d’un instrument, mais des entrailles mêmes de la terre. Les Sœurs d’Acier s’arrêtèrent, une à une, comme figées par un sort.
Même Félucia, hallebarde en main, prête à bondir sur Tywill, s’arrêta net, comme si on venait de lui trancher les jarrets.
« Quoi ? Non ! NON ! »
Elle tourna un regard furieux vers la tour, vers Cyra. Mais l’ordre avait été donné. Et nul ne désobéissait au Cor Bleu. Sur les murailles, les premières légionnaires commencèrent à reculer en catastrophe, dévalant les escaliers en colimaçon, abandonnant les créneaux, les balistes, les cadavres. Quelques-unes, paralysées d’incompréhension ou de honte, furent empalées par des lances sylvandines dans leur fuite.
Cyra, droite, inébranlable, lançait déjà les ordres suivants :
"Faites tonner les murailles. Qu’on efface notre passage."
Les Exécutrices s’étaient déjà déployées. Arcs à la main, elles approchèrent des braseros, où des flammes bleues crépitaient dans des urnes sacrées. Leurs flèches trempèrent dans l’huile, puis furent enflammées. Leurs cibles n’étaient pas les ennemis… mais les murs eux-mêmes.
Elles visaient les emplacements secrets où les esclaves maudites de Sarth avaient entassé des barils de poudre noire, dissimulés derrière des plaques de pierre.
Une volée. Le ciel s’embrasa brièvement de traits de feu.
Et puis…
BOUM.
Un pan entier de la muraille nord explosa, projetant pierres, débris et corps au sol. Une seconde volée partit, suivie d’un second souffle, puis d’un troisième. Les remparts se disloquaient avec une violence cataclysmique.
Les Sylvandins, surpris, furent eux aussi fauchés par les déflagrations. Les murailles, plutôt que d’être prises, étaient condamnées.
Cyra referma lentement sa main gantée, comme si elle écrasait la citadelle elle-même dans son poing.
« Si nous devons fuir, alors nous partirons en laissant du sel sur la terre. »
Dans la cour,
Félucia reculait à contrecœur, ses bras tremblants de rage. Autour d’elle, des légionnaires fuyaient en direction de la porte regagnant les montagnes. La chute des murs avaient permis de créer un moment de suspension contre leurs ennemis alors que les légionnaires fuyaient. Des archères couvrirent la fuite, tandis que l'état-major de
Cyra venaient de quitter les lieux.
Féluciafermaient la marche, regardant des Narseïdes qui étaient parvenu à récupérer le cadavre de leur ancienne matriarche.
Lorsque le gros des troupes venaient de quitter les lieux, une nouvelle flèche de feu fit s'ébouler la porte vers les pans de la montagne, permettant de couvrir leur fuite.
Félucia, enragé, s'en alla voir sa Légate, mais avant qu'elle puisse dire quoique ce soit, sa supérieure leva la main, la faisant taire.
"Pas maintenant. Personne ne me parle maintenant. Je ne suis pas d'humeur. On rentre au camp secondaire."
Son regard était lour de colère, mais semblait tout de même montrer d'intense réflexion. Elle n'en avait pas finit avec Silvadell.
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Les montagnes, jadis silencieuses et souveraines, étaient ce soir-là parsemées de clameurs étouffées, de pas lourds, de sang séché sur les armures, et d’odeurs de souffre, de sueur et de cendre. Au creux d’une large vallée minérale, à l’abri des vents et des regards, le camp secondaire avait été dressé par la cohorte d’Armélia avec une rigueur impressionnante.
Des palissades de bois noir renforcées de plaques d’acier encerclaient le camp. Aux deux extrémités, sur des plateformes surélevées, deux balistes colossales pointaient vers le ciel, montées sur des socles pivotants et bardées de runes de stabilisation. Elles avaient été conçues pour abattre des dragons, et même les plus intrépides éclaireurs n’osaient s’en approcher sans trembler.
Des tentes militaires, sombres et ordonnées, formaient des rangées parfaites. Les ingénieurs avaient creusé de légers fossés pour canaliser l’eau et éviter les flaques. Chaque centurie avait sa zone, et les blessés étaient réunis sous des toiles plus épaisses, soignés par des prêtresses silencieuses. Malgré cette organisation impeccable, le camp respirait la tension.
Ici, le silence n'était pas celui du repos, mais celui de la défaite. Les murmures s’échangeaient à mi-voix. Les casques n’étaient pas lustrés. Les regards fuyaient ceux des officières. On essuyait discrètement les larmes sur les visages, non pour les morts, mais pour l’échec. Les Sœurs d’Acier, forgées dans le sang et l’honneur, n’avaient jamais fui.
Et elles avaient fui.
Autour d’un feu central, au cœur du campement, cinq silhouettes se tenaient en cercle, dans une lueur rougeâtre qui creusait les ombres sur leurs visages.
Armelia était assise droite, les mains croisées sur sa cuisse. Toujours impeccable, même ici. Ses traits étaient durs, mais sa voix restait posée.
"Nous avons couvert la retraite. Le feu a englouti les murailles. Et avec les éboulements, je doute que les Sylvandins n’oseront nous poursuivre ici. Mais ils ont vu notre dos."
Sa voix n'était ni accusatrice, ni moralisatrice. C'était une constatation militaire.
Finusia, un peu plus loin, appuyait ses coudes sur ses genoux. Sa lame était posée à côté d’elle, encore entachée de sang de son pillage.
"Au moins, on a capturé leur Reine. Le destin nous sourit un tout petit peu, non ? Une occasion pareille, on ne l’aura plus."
Elle regardait les flammes, ses yeux brillants, mâchoire contractée.
Félucia, assise mais agitée, rongeait son ongle avec férocité. Elle avait ôté son plastron, et son épaule saignait encore par endroits.
« J’aurais pu le tuer. Tywill. Je le tenais. Ce bâtard m’a échappé parce qu’on a sonné cette foutue retraite ! »
Elle se leva brusquement, mais Armélia leva un doigt, sans la regarder. Félucia se rassit.
« J'ai eu les rapports de bataille. Tu étais censée tenir les murailles. » répondit Armélia froidement.
« Il était là pour servir d'appat. Tu as mordu dedans comme une débutante. »
Un silence lourd suivit. Jusqu’à ce qu’
Elusine, plus en retrait, sa cape repliée sur ses épaules, parle enfin d’une voix agacée, presque lasse :
« Raaaaah...J'en ai maaaaaaaaaaaaaarre de ces montagnes...Des semaines à affronter goules, trolls, wyvernes des roches, tout ça pour fuir à la première bataille contre les Sylvandins ! Tu parle d'une campagne !»
Ses yeux se perdirent dans le feu. Son mental était happé par la fatigue, bien plus que son corps.
Demora, jusqu’ici silencieuse, adossée contre un tronc d’arbre, regarda les quatre femmes tour à tour. Ses cheveux étaient en bataille, son visage creusé par la fatigue.
« On a été battues. Pas défaites. Il y a une différence. »
Elle lança une pierre dans le feu, qui fit crépiter les braises.
« Il faut se rendre à l'évidence, la légate a eu raison de sonner la retraite. Ils ont été plus fort que nous, sur ce coup là. Et...ils ont capturé Runata.»
Un silence suivit. Sans leur ingénieur en chef, avec uniquement deux grosses balistes, traverser les plaines allaient être beaucoup trop dangereux.
Un vent froid balaya la vallée, faisant danser les flammes et les ombres autour d’elles. Au loin, on entendait le bruit des blessés, des lames qu’on aiguisait à nouveau, des prières chuchotées dans l’obscurité.
Et, au centre du cercle, cinq femmes, forgées dans l’acier, battues pour la première fois, se tenaient dans le silence du feu. Mais pas une seule ne pensait à se rendre.
Dans les hauteurs du camp, à l’écart des cohortes principales, le quartier des
Narseïdes baignait dans une atmosphère sépulcrale. Les autres légionnaires évitaient instinctivement cette zone, où l’air semblait plus épais, saturé d’une odeur de viande cuite, de sueur ancienne et de cendres. Les Narseïdes, impassibles, les traits fermés, n’échangeaient que de rares mots dans leur dialecte guttural. Le deuil de Nashak, leur matriarche, pesait comme un couvercle sur leurs âmes – mais ce deuil n’avait rien de silencieux. Il était brutal, actif, vivant, comme tout ce qui les constituait.
Cyra Veluria Tertia, la Légate, s’avança seule. Drapée dans sa cape noire bordée d’or, elle traversa leur camp sous les regards durs des sœurs orques. Elles la saluèrent – mais à peine. Une inclinaison brève de la tête, plus coutumière qu’honorifique. Cyra ne s’en offusqua pas. Elle comprenait leur douleur. Elle respectait leur colère.
Une tente de toile sombre, renforcée de cuir tanné et de totems de crânes gravés, abritait la nouvelle matriarche. Deux sentinelles Narseïdes en armes se tenaient à l’entrée. L’une souffla du nez en voyant arriver la Légate. L’autre écartant simplement le pan de tissu, sans un mot.
L’odeur métallique de sang mêlé à celle de chair fraîche la frappa dès son entrée. L’intérieur de la tente était un sanctuaire de boucherie sacrée. Au centre, sur une table de pierre basse posée sur des ossements polis, reposait le corps nu de Nashak, froid et offert. Ses chairs avaient été déjà ouvertes, ses organes soigneusement extraits et posés dans des bols de terre cuite alignés méthodiquement : foie, cœur, tendons, moelle, langue… Un feu discret brûlait dans un brasero au fond, d’où émanait une senteur légèrement épicée.
Et, devant tout cela, la
nouvelle matriarche, les bras nus, le glaive encore couvert de sang à la main. Elle avait des tresses brunes épaisses, remontées en un chignon désordonné, des yeux vifs et un sourire en coin qui ne semblait jamais la quitter. Son torse était strié de marques d’initiation, certaines anciennes, d’autres fraîchement gravées, encore rouges.
"Bonsoir, Légate !" lança-t-elle avec une voix claire et espiègle.
Elle leva un bol contenant un morceau de flanc taillé proprement.
"Vous venez vous assurer d’avoir le meilleur morceau ?"
Elle éclata d’un rire guttural, sans gêne, sachant pertinemment que les Vériniennes ne consommaient pas leurs morts.
Cyra, impassible, s’arrêta à deux pas de la table. Elle contempla le corps sans détourner les yeux.
"Nashak méritait les honneurs. J’imagine que c’est ce que vous lui offrez."
La jeune Narseïde essuya la lame sur un pan de tissu, puis haussa les épaules.
"Ce serait une honte de la laisser pourrir. Elle a combattu comme une reine. Il est de notre devoir de la ramener en nous."
Elle désigna son torse, puis son ventre.
"Chaque sœur en mangera un morceau. Ainsi, sa force nous renforcera. Son courage, son souvenir, tout ce qu’elle était. Cela nous traversera la
gorge, et nous portera jusqu’au prochain combat."
Cyra inclina la tête lentement, absorbant l’étrangeté de ce rituel sans froncer un sourcil.
"Et tu es… ?" demanda-t-elle, posément.
La Narseïde s’inclina avec une théâtralité presque moqueuse.
"Kar’Zisha. Fille de l’arène d'Aqua Davoe. Sœur de Nashak par le sang versé. J’étais la dernière à la battre en duel. Elle m’avait désignée bien avant la bataille."
Elle reposa le glaive sur la table, avec une douceur presque affectueuse. C'était rare de voir des Narseïdes utiliser des glaives Vérinien.
"J’ai jamais aimé ses sermons, mais… c’était une grande gueule. Je la respectais."
Cyra regarda les bols, les viscères soigneusement préparés, et puis le visage de Kar’Zisha, rayonnant de fierté, de fureur contenue, presque exaltée.
"Tu as sa force. Tu porteras désormais sa voix. Es tu prête à endosser le titre de matriarche ?"
"Non." répondit Kar’Zisha en enfournant dans sa bouche un petit morceau de chair, qui étais entrain de cuire. Elle mâcha lentement, puis sourit avec des dents rouges de sang.
"Mais je suis bien obligée. J'aime pas diriger. Mais c'était le choix de la grande gueule, alors je la respecterais."
Elle froncera les sourcils en machant le bout de viande.
"Hum...sa chaire n'est pas très tendre. Y a pas à dire, c'était vraiment une dure à cuire !"
Elle éclatera de rire toute seule, devant le regard inquisiteur de sa légate. Le rire prit quelques secondes, avant qu'elle remarque la placidité de sa supérieur et que Kar'Zisha se calme.
"Vous avez pas compris ? Dure à cuire - Dure à cuire ! Non, parce que en fait, je suis en train de la cuire et..."
"J'avais très bien compris."
"Ah."
Un silence s'installa où la matriarche reprit ses découpes et ses cuissons. Cyra ne savait pas encore quoi penser de cette nouvelle centurion. Elle ne réagit pas. Elle observa encore un instant le rite, puis tourna lentement les talons.
Au seuil de la tente, Kar'Zicha lui demanda, d'un ton plus sérieux :
"Il parait que nous avions capturé la fille de l'homme au marteau."
La Cendreuse s'arréta, avant de tourner légèrement la tête vers la bouchère. Celle ci, devant l'absence de réponse, continua.
"Mes filles aimeraient jouer avec elle."
"C'est une prisonnière et otage de luxe. Elle pourrait faire pencher la guerre, voir l'avenir du continent tout entier. Je sais le manque de retenue que vous avez, j'ai pu le constater avec les Dustraing."
"Rooh...Nashak était une Narseïde élevé à la dure. J'ai eu des cours d'étiquette vérinienne dans les arènes, je suis bien plus urbaine que ma prédécesseure..."
Elle se retourna et fit une révérence Vérinienne ecagéré, presque obséquieuse, avant de lever sa main, dans un signe d'engagement.
"Je fais le serment que nous la rendront entière. Nous la voulons juste pour une nuit."
Cyra ne répondit pas tout de suite. Elle fit un signe de tête indiquant qu'elle allait y réflechir. Et elle s’en alla, son manteau effleurant les cendres noires au sol.
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Les galeries de la montagne étaient humides, basses de plafond, et saturées d’un air minéral où se mêlaient l’odeur du soufre, de la moisissure, et de la vieille sueur. Le silence y était un allié fragile, et chaque bruit risquait d’appeler ce qu’on ne voulait pas nommer. Les goules, disait-on, erraient parfois dans ces entrailles oubliées, éveillées par le sang ou par les chants malheureux.
Trois silhouettes avançaient dans l’obscurité relative, éclairées seulement par une torche dont la flamme dansait doucement. Deux légionnaires en armure légère, casques enlevés, leurs visages tendus par la fatigue ; et devant elles, une femme silencieuse au teint blafard, le dos nu scarifié de symboles ésotériques, une esclave maudite de Sarth. Ses yeux, sans éclat, voyaient pourtant mieux dans les ténèbres que la lumière ne saurait le faire. Elle marchait pieds nus, sans bruit, suivant un chemin qu’elle seule semblait comprendre.
" Alors, on va vers le sud, hein ? " chuchota Varenna, la plus grande des deux légionnaires, un sourire narquois en coin.
"N’importe quoi, c’est l’ouest. Regarde la mousse sur la pierre, et le sens du courant d’air !"répliqua Dreya, agacée.
"De la mousse, dans une galerie souterraine ? Tu me sors ça d'où ?"
"J’ai lu des trucs."
"T’as lu un bouquin pour dire qu’on suit le vent ? Génial. Et t’as une boussole dans ton cul aussi ?"
Le ton montait à peine, mais assez pour faire tourner la tête de l’esclave.
"Silence." souffla-t-elle, sans hausser le ton.
Sa voix était creuse, comme si elle émergeait d’un puits.
Les deux femmes se turent net. L’esclave s’arrêta devant une arche effondrée, ses doigts effleurant la pierre comme si elle la lisait en braille. Un léger sourire passa sur ses lèvres.
"C’est le nord." ajouta-t-elle.
Varenna et Dreya échangèrent un regard penaud.
"Bon… le nord, alors." marmonna Dreya.
"J’allais le dire."
L’esclave posa doucement un sac de toile contre la base de la voûte, puis déroula un long fil de liège imbibé d’huile noire, qu’elle cala précautionneusement à la pierre, puis recula lentement, laissant la mèche courir sur quelques mètres. Son calme était glaçant. Comme si elle ne redoutait ni la mort ni l’effondrement.
Tandis qu’elle œuvrait, les deux légionnaires reprirent à voix basse :
"Tu sais, j’ai entendu dire qu’elles n’ont jamais fait le rituel du sang sacré. Les Sarthiennes."
"N’importe quoi. C’est impossible. C’est obligatoire pour toutes. "
"Ah ouais ? Et t’en as déjà vu une participer ? Moi, non. Jamais."
" … " Dreya voulut répliquer, mais ses mots restèrent coincés. Elle fronça les sourcils.
" Voilà. T’as jamais vu ça non plus. Elles le font pas. Mais elles ont la rage quand même… Alors c’est quoi, hein ? Elles servent la Légion sans le serment de sang ?"
Le silence retomba. Même la pierre semblait écouter. L’esclave se redressa. Elle sortit un briquet, l’alluma contre ses ongles sales, et embrasa la mèche. Une lumière orange s'étendit comme un serpent flamboyant. Elle fit un simple geste de la main vers l’arrière, sans même regarder les deux femmes, qui se jetèrent dans une anfractuosité de la paroi.
Quelques secondes plus tard, l’explosion résonna dans les boyaux de la montagne. Un pan entier de galerie s’effondra avec fracas, projetant de la poussière et des gravats dans toutes les directions. Le choc fit trembler la roche, mais il n’y eut ni cri, ni panique. L'éboulement s'arréta à quelques centimètres de l'esclave maudite, comme si celle ci savait où elle allait s'arréter. La Sarthienne se redressa, épousseta son pagne couvert de poussière, et reprit la marche comme si de rien n’était.
"Et en plus, elles posent des bombes mieux que n'importe qui...Faut avouer que maintenant, si les Sylvandins veulent nous surprendre en passant par les tunnels, avec elles qui bloquent les sorties, ça va être compliqué !" chuchota Varenna.
"Elle m’a filé des frissons, je te jure…"
"Peut-être qu’elles n’ont pas besoin de rituel… parce que c’est la Légion qui a signé un pacte avec elles, pas l’inverse ?"
"Putain, mais t'es vraiment trop conne, Dreya ! Ce que tu dis n'as aucun sens !"
Leurs voix s’éteignirent tandis qu’elles suivaient la silhouette pâle, unique flamme mouvante dans les veines noires de la montagne.
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La tente était grande, tendue de lourdes étoffes pourpres et noires dont les motifs en fil doré rappelaient l’iconographie martiale de la Légion VI. Devant l’entrée, quatre Exécutrices montaient la garde, figées comme des statues d’obsidienne. Leurs armures aux reflets sombres luisaient sous les torches, et chacune tenait en main une longue hallebarde garnie de crocs en fer noirci. En voyant arriver Cyra Veluria Tertia, elles s’inclinèrent légèrement, reculant d’un pas sans mot dire.
La légate entra. L’odeur qui l’accueillit était celle du métal chaud, du baume médicinal, et d’un parfum discret d’encens purificateur. La tente était silencieuse, presque sacrée, tendue d’un calme que seule la magie absente pouvait produire. Car ici, toute magie était morte, ou plutôt, étouffée.
Au centre, allongée sur une couche de fourrures sombres, la Reine Alice dormait encore, une fine sueur couvrant son front. Elle portait un pagne léger en lin brut, grossier mais propre, et ses poignets étaient encerclés de menottes métalliques gravées de runes de contention. Le collier, en revanche, captait toute l’attention : un lourd anneau d’acier, serti de cristaux d’obsidienne rouge, rayonnant une lumière terne mais constante. L’artefact palpitait doucement, comme s’il respirait, absorbant toute tentative de canalisation magique.
Autour d’elle, deux esclaves hommes, torse nu, peau marquée de symboles de servitude, s’activaient avec douceur. L’un changeait un pansement sur son flanc, l’autre tenait un bol fumant de racines broyées, de cannelle brûlée et d’eau chaude. Tous deux portaient des bracelets de soumission – leurs langues, on le savait, avaient été altérées par des rites : incapables de mentir, incapables de répondre sans autorisation.
Lorsque Alice se réveillera, elle verra un médecin au bol lui tendit la boisson, baissant les yeux :
"Buvez. Ordre de la Légate. Vous devez reprendre des forces."
Si elle posera des questions, il répondra :
"Nous n’avons pas le droit de vous répondre."
Il dit cela avec calme, sans animosité, comme une machine bien huilée. Elle comprendra rapidement le pouvoir du collier autour de son cou : sa magie était comme confinée.
Alors, le bruissement des tentures se fit entendre. Les gardes laissèrent passer Cyra. La Légate entra sans s’annoncer, ses pas lourds mais précis, comme sur un champ de bataille. Elle observa un instant la scène, détaillant les chaînes, le collier, les effets enfermés dans le coffre hermétique scellé au fond de la tente, entouré de cristaux rouges et de glyphes d’emprisonnement.
Cyra Veluria Tertia entra dans la tente avec la lenteur calculée d’une impératrice inspectant les ruines d’un royaume conquis. Sa démarche était droite, contrôlée, presque cérémonielle. Rien dans son allure ne trahissait l’urgence de la guerre où le sentiment de défaite. Elle était propre. Trop propre. Alors que ses sœurs revenaient des flammes, du sang et de la honte, elle, non. Pas une trace de boue, pas une éraflure.
Sa tunique de guerre, parfaitement repassée, taillée dans un tissu militaire renforcé d’un noir profond rehaussé de broderies rouges carmin, épousait son corps comme une seconde peau. Sur sa poitrine, le sigil de la Légion VI – un glaive fendu dans un œil stylisé – brillait d’un éclat sombre, orné de minuscules fragments d’obsidienne polie.
À sa ceinture, pendait une grande rapière, fine mais redoutablement longue, dont la poignée, gainée d’un cuir sombre, était décorée d’un pommeau en forme de tête de serpent. Le fourreau, lui aussi orné, était gravé de runes militaires désignant sa victoire lors de son duel contre Veluria Prima, sa soeur ainée. Une arme de duel, de prestige… mais aussi une lame d’exécution.
Ses cheveux, tressés avec une rigueur géométrique, étaient noués à l’arrière du crâne dans un chignon tressé comme un symbole d’ordre. Quelques perles d’onyx y étaient intégrées, sobres mais éloquentes. Sa peau, couleur d’ébène lustrée, semblait absorber la lumière, aussi lisse qu’un marbre noir poli, sans la moindre cicatrice visible – une rareté chez les officiers de haut rang, et un message en soi : Cyra ne se battait pas. Elle commandait.
Mais c’est surtout son regard qui frappait. Deux yeux ambrés, fixés sur Alice, sans animosité apparente, mais chargés d’un poids immense : celui du jugement, de la stratégie, de la victoire à tout prix. Un regard inquisiteur, qui scrutait, disséquait, analysait. Elle ne regardait pas une ennemie. Elle regardait une variable. Un outil. Un vestige.
Et pourtant, il y avait dans son port une certaine forme de noblesse – une rigueur presque sacerdotale. Cyra n'était pas cruelle pour le plaisir. Elle était cruelle par fonction.
Quand elle parla, sa voix fut douce mais tranchante, comme une lame qui caresse la gorge avant de l’ouvrir. Elle fit à la reine une révérence de la noblesse Vérinienne.
"Reine Alice… Vous êtes plus belle que lors de notre première rencontre. Nous ne nous sommes jamais présentée, mais je vous avais aperçue quand je n'étais encore qu'une jeune centurion, quand je n'étais encore que la Cendreuse. Dommage que la guerre vous abîme."
Elle s’arrêta, fit un pas de côté, mains croisées dans le dos, observant les chaînes, le collier, puis revint lentement vers le lit. Elle prit une carafe de vin qui était posé ici sur un plateau d'argent, et remplit deux coupes, tendant l'une à sa prisonnière.
"Mais rassurez-vous. Je ne suis pas là pour vous faire du mal. Je viens ici pour témoigner de ma fascination. J'ai eu les rapports du début de la bataille du pont. Ainsi vous avez lancé la charge de vous même. Vous et votre Père êtes particulièrement téméraire. Je dois vous l'avouer, je ne m'attendais pas à une charge aussi périlleuse de la part de la famille Korvander durant les premiers jours de l'invasion."
Et dans ses yeux, aucune chaleur. Seulement une intelligence aiguisée, et une détermination sans faille.